Apprendre à prier à l’ère de la technique, Gonçalo M. Tavares (par Léon-Marc Levy)
Apprendre à prier à l’ère de la technique (Aprender a rezar na Era da Técnica, 2007), Gonçalo M. Tavares, éd. Points, 2014, trad. portugais, Dominique Nédellec, 384 pages, 7,80 €
Ecrivain(s): Gonçalo M. Tavares Edition: Points
Lenz, le personnage central de ce roman, va vous stupéfier. Vous séduire, rarement. Vous dérouter parfois. Vous écœurer souvent. Vous effrayer toujours. Cet homme, médecin de son métier, n’envisage le monde qu’à travers les machines en œuvre – naturelles ou fabriquées – pour le faire fonctionner. Son rapport au monde et sa conception de l’univers et des hommes ne se mesure qu’à l’aune des technologies, dont il distingue deux catégories essentielles ; celles inhérentes au monde, consubstantielles à la vie même : l’univers, les forces physiques, le corps, la maladie, la mort ; celles issues de l’intelligence humaine : outils, machines, organisation de la Cité. Lenz pousse la foi matérialiste jusqu’au bout de sa logique et produit par ce fait une exclusion absolue des sentiments humains qu’il considère comme des parasites de l’ordre du monde, une perte de temps, et le moteur d’erreurs fondamentales dans le traitement des problèmes que l’homme – le médecin qu’il est, le politique qu’il va devenir – se doit de résoudre pour la survie du monde.
Étape par étape, par chapitres très courts, Tavares nous fait entrer dans l’enfer qu’est la tête de Lenz. Une conception du monde dont sont bannis morale, amour, devoir, chagrin, regrets, constitue une monstruosité absolue. Pourtant Lenz Buchmann sauve la plupart de ses patients grâce à une technique chirurgicale sans faille. Mais il le fait sans le moindre affect empathique : machine contre machine, le système de la maladie contre celui de la médecine, deux ennemis impitoyables et, eux aussi, sans affect. – Docteur, vous êtes vraiment un homme bon ! – Désolé, je ne suis absolument pas un homme bon. Je suis médecin. Ainsi, Lenz atteint-il le sommet de son art, et de sa philosophie, quand il doit opérer un homme déchiqueté par l’explosion d’une machine dans une usine.
Lenz était parvenu à sauver la vie de cet homme et, lors de cette opération, il avait ressenti avec une intensité hors du commun l’affrontement entre les deux pôles opposés de la technique : son bistouri incarnait la précision, la morale, la légalité qu’une partie de la technique instaure et exige, et, d’un autre côté, du côté du malade, étaient en nette expansion les effets d’une explosion provoquée elle aussi par la technique.
La maladie et la mort de son frère Albert sont un moment exalté de l’indifférence parfaite de Lenz aux autres. L’indifférence, cette forme absolue et ultime du mépris, si proche, quoi qu’on en dise, de la haine radicale. Pour Lenz, les patients sont des corps, réduits à des organes, des cellules, des os. Lenz était fasciné par cette « stupidité neutre » du squelette, par cette brutalité objective de la radiographie qui révélait une sorte de démocratie invisible, sans commune mesure avec les impressions que provoquaient habituellement des portraits ordinaires – des photos par exemple. On pense au thème médiéval de la mort égalisatrice, celle des Testaments de François Villon où pauvres et riches, gens honnêtes et truands se trouvent identiques dans la fosse.
Personnage métaphorique, condensant en fin de compte les traits universels des humains quels qu’ils soient, empathiques ou brutaux. Car devant la mort des autres c’est toujours la mort de soi qui touche et fait pleurer. La mort de l’autre renvoie à la condition mortelle de tous les hommes. C’est pourquoi on pleurait à l’enterrement d’Albert Buchmann, comme à n’importe quel autre, non en raison de la faillite individuelle d’un corps, mais en raison de la continuation de la faillite de la communauté des hommes et de leur principal projet : l’immortalité.
De la gestion des corps pris un par un, Lenz Buchmann glisse vers la gestion des corps collectifs organisés dans la Cité. La politique est le lieu suprême des équilibres entre les mécaniques en œuvre, le lieu de la recherche forcenée de « l’équilibre des tensions » pour parler comme Michel Foucault. La ville était une chose organique et les spasmes qui l’agitaient, seul l’homme dénommé Lenz Buchmann était capable de les comprendre et de les calmer. La technique appliquée à la politique – dénuée d’affects, de morale – ressemble à s’y méprendre au totalitarisme. Le mot d’ordre Ne laisser personne à l’écart qui devient le sien n’est surtout pas à prendre au sens d’un humanisme social mais bel et bien d’une volonté totalitaire, celle d’une vision panoptique du monde qui vise à englober tout et tous afin de ne laisser échapper personne des mains du pouvoir. Il désirait prendre des décisions qui interdisent la neutralité, qui fassent de chaque chose un allié ou un ennemi. Décisions face auxquelles il n’y aurait pas une seule oreille sourde, pas un seul œil aveugle : elles s’appliqueraient à tout et à tous.
Toute machine s’use, toute machine connaît la panne, l’obsolescence. La technique qui régit la vie de Lenz va droit vers ses faiblesses. La technique alors s’efface et il ne reste plus qu’à apprendre à prier.
Léon-Marc Levy
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