Apôtres, Sur les pas des Douze, Tom Bissell (par Gilles Banderier)
Apôtres, Sur les pas des Douze, Tom Bissell, Albin-Michel, septembre 2018, 542 pages, 25,90 €
Est-il fréquent que des personnes qui, dans leur enfance, ont pratiqué les rites d’une religion avec l’innocence et le sérieux propres à cette période de la vie, s’en détachent une fois venu l’âge adulte ? Sans doute. Qu’éprouvent-elles alors vis-à-vis de la foi qu’elles ont abandonnée ? De la nostalgie ? De l’indifférence ? De la rancœur ? Ressentent-elles le besoin de régler des comptes avec cette religion qui fait partie de leur passé et de leurs souvenirs ? Peut-être. Il est toutefois rare – heureusement – qu’un règlement de comptes prenne la forme d’un volume de plus de cinq cents pages, consacré aux douze hommes inégalement célèbres regroupés sous le nom d’« apôtres ». On raconte qu’Ernst Robert Curtius, le grand romaniste allemand, aimait taquiner les ecclésiastiques qui s’aventuraient dans son séminaire, en leur demandant de lui énumérer les noms des douze apôtres. Rares étaient ceux qui parvenaient au bout de la liste.
Reconnaissons à Tom Bissell le mérite de la franchise, à défaut de celui de l’exactitude : il ne dissimule pas le fond de sa démarche. « Le plaisir que j’éprouvais à participer activement à la célébration des différents rites catholiques […] était réel, et c’est toujours avec tendresse que je repense à ces années-là. J’ai cependant perdu la foi, de manière brutale et définitive » (p.11). Bernanos écrivait qu’on ne perd pas la foi comme on perd son parapluie ou son trousseau de clefs.
Apôtres mélange les genres, qui ressortit à la fois au récit de voyage, à la narration autobiographique et à l’exégèse. Entre 2007 et 2010, Tom Bissell a visité neuf pays, à la recherche des traces laissées par les apôtres du Christ. C’est une forme de tourisme comme une autre. Le récit de ses mésaventures gastro-entériques en Inde est amusant pour qui sait qu’il ne mettra jamais les pieds dans ce pays et rappellera de mauvais souvenirs aux autres (pour quelqu’un qui voyage loin de chez lui, Bissell a le tube digestif fragile et n’épargne rien à son lecteur – ainsi p.227).
Chaque livre de la Bible a fait l’objet d’une masse énorme de commentaires et il n’est pas un seul verset à propos duquel on ne puisse fournir une bibliographie surabondante. L’exégèse est une science avec ses buts et ses méthodes propres, où il devient difficile d’affirmer quelque chose de fondamentalement original, à moins d’une découverte fortuite (comme les manuscrits de la Mer Morte). Dès la préface, on voit de quel côté penche l’auteur. Par un étrange lapsus, le nom de Rudolf Bultmann ne figure pas à l’index du volume, mais se lit page 383. Il est l’inspirateur d’Apôtres. Pour brosser son portrait à grands traits, Bultmann fut un philosophe, disciple de Martin Heidegger, qui postulait que les Évangiles n’avaient pas été écrits par des auteurs individuels, mais par des « communautés » de fidèles, essentiellement en Grèce et en Asie mineure, plusieurs décennies après la mort du dernier disciple. Et, bien entendu, les textes néotestamentaires ne refléteraient pas une vérité historique, ancienne, mais les besoins propres à ces communautés séparées par le temps et l’espace. Ceux qui connaissent ces questions auront reconnu les termes d’un débat qui avait déjà sévi au XIXe siècle, à propos des chansons de geste : ces poèmes furent-ils composés par des individus ou furent-ils l’émanation du Volk, du peuple, notion romantique dont le nazisme fera l’usage que l’on sait ? Contrairement à tout ce que postule l’école bultmanienne, les Évangiles sont, au strict point de vue littéraire (et sans se référer à quelque foi que ce soit), de grands textes. En particulier, les trois premiers (les synoptiques) sont clairement des œuvres indépendantes, composées par des auteurs indépendants. Quant au quatrième, l’idée ancienne selon laquelle Jean pourrait avoir été un prêtre du Temple de Jérusalem n’a pas encore été prise en considération. Les travaux de Bultmann connurent leur heure de gloire, mais les arguments qui militent en faveur d’une datation « haute » des Évangiles ne peuvent être ignorés : nombreux hébraïsmes, excellente connaissance du milieu géographique israélien, silence des épîtres de Paul sur la vie et les miracles de Jésus (ils devaient donc déjà être bien connus par ailleurs), parodie des Évangiles dans un roman latin du Ier siècle, Les Aventures de Chéréas et de Callirhoé, par Chariton d’Aphrodise…
Certes, ce débat est une affaire de spécialistes, mais c’est bien sur le terrain scientifique que s’aventure Tom Bissell, avec un mélange d’éloquence péremptoire et un grand renfort d’adverbes (certainement, vraisemblablement, probablement…) ou de verbes au conditionnel. Les énormes bévues qu’il commet au sujet de la Saint-Barthélemy (p.85) et de l’Apocalypse (p.288 – un texte typiquement juif) suffisent à discréditer Apôtres au point de vue savant. La « résonance interculturelle » signalée p.273 (note 1) n’éblouira que ceux qui ignorent que Paul cite Ménandre (1 Cor 15, 33) et que Tite allègue Épiménide de Cnossos (1, 12). Lorsque Paul raconte sa vision devant Agrippa (Actes 26, 14), il le fait en employant une expression grecque familière (absente du récit parallèle en 9, 4), qu’on rencontre chez Eschyle (Agamemnon, v. 1624), Euripide (Bacchantes, v. 795) ou Pindare. Dom Calmet l’avait déjà relevé il y a trois siècles. Après tout, le plus ancien fragment de Virgile connu jusqu’à présent (Enéide, IV, 9) fut trouvé en Israël, à Massada. Il y est question de mauvais rêves et on a pu y voir la tentative d’un Romain cultivé pour exorciser l’horreur qu’il avait découverte. Le monde du Christ n’était pas moins cosmopolite que le nôtre.
Reste, on l’a dit, sur une petite centaine de pages, un récit de voyage qui peut se lire sans désagrément, même si Tom Bissell appartient à l’espèce plutôt répandue des voyageurs grincheux qui se donnent beaucoup de mal pour aller loin et qui, une fois qu’ils y sont, se plaignent de l’intendance qui ne suit pas et éprouvent le besoin de le faire savoir, d’une manière qui parfois confine à la ethnocentrisme (p.250).
Gilles Banderier
Né en 1974 dans le Michigan, Tom Bissell s’est fait connaître aux États-Unis avec ses nouvelles (Dieu vit à Saint-Pétersbourg, Albin Michel, 2007). Il travaille actuellement à l’écriture de son premier roman
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