Apocalypse managériale, Promenade à Manhattan de 1941 à 1946 puis au-delà, François-Xavier de Vaujany (par Gilles Banderier)
Apocalypse managériale, Promenade à Manhattan de 1941 à 1946 puis au-delà, François-Xavier de Vaujany, février 2022, 596 pages, 25 €
Edition: Les Belles Lettres
Karl Jaspers parlait d’âge axial (Achsenzeit) pour désigner une période de l’histoire humaine qui vit un bouleversement sans précédent et sans retour possible de la pensée. « Des idées similaires, voire des courants religieux entiers, apparaissent en des points éloignés du globe, sans que l’on puisse distinguer une quelconque filiation intellectuelle ou politique directe. Par exemple, le Bouddha en Inde, Confucius en Chine, Zoroastre en Perse, Jérémie en Israël et Pythagore en Grèce, furent presque contemporains. Tout se passe comme si leurs enseignements avaient pris place le long d’un axe du monde » (Martin Mosebach). Bien entendu, les historiens ont tenté d’élargir la notion, se demandant si l’humanité n’aurait pas connu d’autres « ères axiales », comme par exemple le XVIIIe siècle, mais les idées débattues au Siècle des Lumières étaient soit directement chrétiennes (« all the men of the Enlightenment were cuckoos in the Christian nest », écrivait Peter Gay), soit inspirées d’hérésies chrétiennes. Ils ont également suggéré que 1968 pourrait avoir constitué une « année axiale », ce qui n’est pas impossible.
Avec un ouvrage au titre cryptique, Apocalypse managériale, François-Xavier de Vaujany explore ce qu’on serait également fondé à considérer comme une brève mais décisive « ère axiale » : la Seconde Guerre mondiale. Il le fait depuis la ville de New York, en tressant la vie et l’œuvre de trois personnages : Antoine de Saint-Exupéry, Norbert Wiener et James Burnham, dont il imagine même la rencontre (jamais attestée).
Il n’est pas nécessaire de présenter le premier, qui ne fut pas le seul Français à New York en ces années-là : André Breton, Lévi-Strauss, Chagall, Maritain et bien d’autres arpentèrent le bitume de la « Grosse Pomme ». Céline a décrit l’inquiétante étrangeté de New York pour un Européen d’alors. L’ancien aviateur y composa son Petit Prince. Préfaçant en 1949 la traduction allemande, Heidegger déclara placer ce conte au-dessus de toute la littérature contemporaine (p.74). Le Petit Prince apparaît comme une œuvre intemporelle et désincarnée, coupée du moment historique qui la vit naître. Ce n’est évidemment pas le cas (Saint-Exupéry égratigne, par exemple, Mustafa Kemal dans l’apologue de l’astronome turc). Passant d’un astéroïde à l’autre, le Petit Prince rencontre un roi qui ne règne sur rien et un businessman obnubilé par une comptabilité aussi tatillonne qu’absurde, allégories de l’ancien et du nouveau, de l’Europe et de l’Amérique.
Norbert Wiener (1894-1964) est un exemple de savant dont les travaux, dans un champ de spécialité abstrait (la logique mathématique), peuvent se révéler très concrets, en bien comme en mal. Il fonda une discipline, la cybernétique, qui révolutionna le traitement de l’information et ouvrit la voie à l’informatique. Aucune invention ne s’est répandue aussi rapidement et universellement que l’ordinateur. Il y a aujourd’hui plus d’informatique dans la plus modeste des voitures que dans la fusée qui emmena des hommes sur la Lune. Mais l’aboutissement de l’informatisation et la digitalisation du monde, qui sont également des américanisations, est la prise de contrôle de nos sociétés par des ordinateurs affranchis des limitations humaines (émotions, sommeil, biais cognitifs de toutes sortes). De plus, la cybernétique n’est pas seulement l’informatique du quotidien, qui permet de faire, avec un traitement de texte, ce qui eût été impossible avec une ancienne machine à écrire : la science imaginée par Wiener contient le rêve d’une alliance entre être humains et machines, dans lesquelles celles-ci se substitueraient à ceux-là.
James Burnham (1905-1987) fut quant à lui le théoricien, sinon l’inventeur, du managment, marquant l’avènement d’une technocratie gestionnaire, qu’on retrouvera aussi bien dans les grandes entreprises que dans les forces armées, les systèmes éducatifs ou l’hôpital ; technocratie gestionnaire féconde en bullshit jobs, qui, armée de ses tableaux Excel, semble se dilater à l’infini et envahir tous les secteurs d’activité, au détriment des authentiques praticiens, lesquels finissent par passer plus de temps à rendre compte de leur activité qu’à l’exercer. Cette technocratie possède en outre la capacité de s’abstraire du politique (elle se déploya en URSS aussi bien que dans l’Allemagne nazie) et de traverser toutes les alternances en renforçant son pouvoir. Le terme de managment fait partie de ces vocables anglais réacclimatés en français après en être partis, puisqu’il vient de l’ancien français mesnager, tenir en main (manus) les rênes d’un cheval (ce qu’on retrouve dans le manège équestre) et tenir en ordre sa maison. Le manager anglais fut d’abord une sorte de régisseur et d’ordonnateur. Avec le temps, il est naturellement devenu autre chose. En instaurant une expertocratie dépossédant le politique de ses prérogatives, le managment s’est affirmé comme un projet politique à part entière. Le livre d’Emmanuel Goldstein (Théorie et pratique du collectivisme oligarchique) qu’a inventé Orwell dans 1984 s’inspire de la Révolution managériale de Burnham, parue en 1941.
Ce volume explore la relation triangulaire entre la politique, la guerre et le managment. Le managment est fondamentalement belliqueux (comme du reste la cybernétique), lié à la guerre (p.284) et notamment à la guerre de matériel (il faut rapprocher l’ouvrage de celui de Johann Chapoutot, Libres d’obéir, Le management du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020). Avant 1939, les États-Unis étaient la 19ème puissance militaire mondiale (derrière les Pays-Bas). En 1945 ils seront la première. Cette transformation ne s’est pas accomplie sans bouleversements considérables dans l’organisation du travail et une mobilisation de toutes les forces du pays, grâce au système militaro-industriel (on apprend p.247 que le Lubavitcher Rebbe Menachem Schneerson – en fait la même personne – y participa). Les équivalents de la guerre de matériel, dans le domaine civil, sont la société de consommation, les théories de Keynes et leur corollaire logique, l’obsolescence programmée (p.35), dont Mario Praz, qui ne fut pas économiste, était conscient (« la qualité des produits est intentionnellement mauvaise pour favoriser la consommation et le renouvellement », écrivait-il en 1958). De même l’informatique s’est-elle développée pendant la Seconde Guerre mondiale. Internet découle d’un ancien réseau militaire recyclé et abandonné à l’activité civile. La digitalisation créé l’utopie d’un monde délivré des servitudes et pesanteurs de la matière. Elle semble incarner instantanéité et immatérialité, alors qu’elle s’appuie sur des serveurs gourmands en ressources diverses, qu’il faut bien installer quelque part, et un lumpenproletariat taillable et corvéable à merci (l’exemple-type est celui des salariés dans les entrepôts d’Amazon). Elle aboutit à une déréalisation du monde (p.121). Les images d’un massacre perpétré par un drone, commandé à des milliers de kilomètres, ressemblent à celle d’un jeu vidéo.
Sans que cela ait été son but, François-Xavier de Vaujany donne toutes les raisons pour lesquelles l’individu libre et qui entend le rester doit refuser, par tous les moyens à sa disposition, ce monde-là.
Gilles Banderier
François-Xavier de Vaujany enseigne à l’université Paris-Dauphine.
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