Apnée, Yann Moix (par Nicolas Grenier)
Apnée, Yann Moix, éditions Grasset, janvier 2025, 22 €
Ecrivain(s): Yann Moix Edition: Grasset
Le grand plongeon
L’épopée poétique de Yann Moix, Apnée, est un exercice de style qui décline l’histoire politique et culturelle depuis le XXe siècle en alexandrin à rimes plates. Cette expérience immersive s’inscrit dans la tradition des récits épiques. Il n’est pas rare que la poésie française fasse la part belle à l’histoire, de l’Abrégé de l’histoire de France, en vers, de Godard de Berigny, en 1679, à L’Alexandréide, ou La Grèce vengée, de Sylvain Phalantée, en 1829.
Cette divagation en vers qui happerait le nez de Raymond Queneau, comprend quarante-deux chapitres pour un total de six mille alexandrins libres, à peu près. Elle comporte des hymnes, des élégies, des odes. Cette apnée de Yann Moix apparaît comme la logorrhée d’un plongeur de perles. À bout de souffle, l’apnéiste ne manque pas de souffle lyrique. Dans cette eau amniotique, le vieux loup de mer devient un nouveau-né.
Son odyssée poétique se place sous l’égide de maîtres à versifier, de Raymond Roussel à Charles Péguy. Le maître-nageur brasse, crawle, papillonne en alexandrin. Dans cette prose du monde, le vers à douze pieds devient une roue de secours. Pour donner corps à sa plongée en mètre classique, l’expérimentateur Yann Moix embrasse tout un attirail d’effets : hypallage, hyperbole, hypotypose. Son parti pris est de mélanger les styles, du plus subtil au plus familier. Le ton est autant grave et léger que tragique et comique. Dans son délire poétique, le registre est lyrique, épique, satirique. Sa plongée sous-marine a l’air tantôt dramatique tantôt drolatique. Ce tohu-bohu de poésie finit par devenir burlesque, ubuesque, funambulesque.
L’imaginaire fait penser au roman Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne en 1870, ou encore à la bande dessinée Le Trésor de Rackham le Rouge, d’Hergé en 1943. Sur le plan visuel, on repense à des documentaires scientifiques de Jean Painlevé, des effets spéciaux de Georges Meliès, des clichés sous-marins de Louis Boutan. D’un point mythologique, cette épopée subaquatique se rattache à la tradition antique, du dieu de la mer Poséidon à la naissance de Vénus à Cythère, voire biblique, du prophète Jonas à la pêche miraculeuse du lac de Tibériade.
Fantastique, fantasmatique, fantasmagorique, le monde sous-marin est peuplé de rêve, de mirage, de chimère. Dans cet aquarium géant, un bestiaire marin prend forme. La faune, dans le droit fil de la flore, a l’air élastique, extatique, épileptique. Comme derrière le hublot d’un bathyscaphe, le spectateur rencontre les plus extraordinaires espèces du règne animal aux noms les plus abscons. Dans cette histoire naturelle d’amour, l’océanographe Yann Moix, et sa muse Emmanuelle, reprennent leur souffle dans les abysses des océans, ses labyrinthes, ses mystères, ses recoins. Dans cet opéra-bouffe aquatique, la plongée en duo devient une danse sensuelle, sensible, sensorielle.
Au bras d’Emmanuelle, son guide spirituelle, le métromane Yann Moix se confronte à l’histoire des relations internationales et des arts, de la littérature à la musique. Le sous-marinier de la poésie relate, de façon chronologique, les faits historiques, de la fin de la Belle Époque à la mondialisation du XXIe siècle. Tel un Argos des temps modernes, il jette tous ses yeux sur les bouleversements politiques, sociaux, culturels. Ce reportage poétique, à l’heure où naissent la radio, le cinéma, la télévision, alterne les moments de malheur, et rarement de bonheur. De cette histoire universelle, il tourne les pages sombres, la Grande Guerre, le débarquement du 6 juin 1944 en Normandie, le bombardement atomique de Hiroshima, la Shoah, la guerre froide. Cette histoire tragique n’a pas de fin : les guerres d’Indochine et d’Algérie, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, à Dallas, le 22 novembre 1963, l’attentat terroriste de Munich aux Jeux olympiques d’été de 1972. Dans cette épopée médiatique, Yann Moix donne vie à une galerie de personnalités politiques : Che Guevara, l’ayatollah Khomeini, Léon Trotski, Philippe Pétain, Pierre Goldman. Dans ce déluge d’illustres morts, la conquête de la Lune devient un fanal de l’espérance.
Dans son journal de bord, le commandant Moix mélange l’histoire universelle à son histoire intellectuelle. Dans cette aventure humaine, des icônes de la culture populaire représentent des phares pour l’humanité, James Dean, Elvis Presley, Bruce Lee. Dans le labyrinthe des océans, on explore les îles secrètes de Yann Moix. Au milieu de l’humanité en sursis, ses ports d’attache ont pour nom, par ordre alphabétique, Léon Bloy, Sacha Guitry, Ernest Hemingway, Alfred Jarry, Ernst Jünger, Jean-Paul Sartre, Alexandre Soljenitsyne… Simone Weil.
Au-delà de ce panthéon d’hommes illustres, la bouée de sauvetage demeure son inspiratrice, Emmanuelle, qui pourrait maintenir, hors de l’eau, le poète révolté. L’étymologie du prénom Emmanuelle signifie en hébreu : « Dieu est avec nous ». Si Dieu logeait dans ce cimetière marin, ses messagers auraient abandonné les Enfers politique, social, économique des Terriens. Dans ce monde asphyxiant, le poète français distingue les symptômes de la crise mondiale, à travers le chapitre Mille raisons de rester sous l’eau :
Le globe est devenu une atroce bouillasse :
L’humanité ressemble à une basse-cour.
Dans sa fresque politique, le poète engagé déverse tout un torrent de boue sur la déréliction, l’abjection, l’inflation, la surpopulation, l’accumulation, la consommation au XXIe siècle. Les fonds marins deviennent la mémoire chimique et plastique de l’Occident qui forme un inventaire sans fin :
Un bouchon d’Évian, le quart d’une lasagne,
L’emballage abîmé d’un produit détachant,
Un liquide fluo servant de débouchant,
Une poupée Barbie, un CD, une bâche
Nicolas Grenier
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