Anton Tchékhov, l'amour est une région bien intéressante
Anton Tchékhov, L’Amour est une région bien intéressante, Correspondance et Notes de Sibérie, Trad. russe Louis Martinez, Éd. Cent pages, 2012
Ecrivain(s): Anton Tchékhov
C’est entre avril et juillet 1890 qu’Anton Tchékhov effectue un voyage à travers la Sibérie vers l’Extrême-Orient russe, pour vérifier ce qu’on en dit, pour témoigner de la réalité de cette province isolée, pour voir le katorga (le bagne) situé dans l’île-prison de Sakhaline, un asile pour bannis et reclus. « Après l’Australie jadis, et Cayenne, Sakhaline est le seul endroit où il soit possible d’étudier une colonisation formée par des criminels ». Outre les tentatives pour le dissuader, il y a d’abord les questions sur l’utilité de ce voyage. « Admettons que mon voyage ne serve à rien, qu’il soit entêtement et caprice ; réfléchissez un peu et dites-moi ce que je perds en partant ? » On ne perd jamais rien en voyageant : « même si ce voyage ne m’apporte strictement rien, se peut-il malgré tout qu’il n’y ait pas sur sa durée deux ou trois jours dont je ne me souvienne toute ma vie avec enthousiasme ou amertume ? ». Il veut donc aller voir, écouter, étudier. Il en reviendra transformé.
Le voyage « aller » durera trois mois. La grand-route sibérienne – « la plus grande et apparemment la plus affreuse route du monde » – est assez sûre : on parle bien de vagabonds qui égorgent parfois « une misérable vieille pour lui prendre sa jupe et s’en faire des chaussettes », mais aussi des cochers qui ne volent pas leurs clients.
Le voyage commence en train (mais le transsibérien ne va pas encore jusqu’en Orient). Puis en bateau. Puis en barque. Puis en voiture. La Sibérie ? « Sans le froid qui prive la Sibérie d’été et sans les fonctionnaires qui corrompent les paysans et les déportés, la Sibérie serait la région la plus riche et la plus heureuse qui soit ». Hum… A travers l’Oural et aux alentours du Baïkal, Tchékhov emprunte des pistes peu carrossables. Les cahots rendent le voyage insupportable. Mais le voyageur s’habitue à tout.
« Voici plus de deux semaines que je galope sans m’arrêter, ne pensant qu’à cela, ne vivant que pour cela. (…) Je suis tellement habitué que j’ai l’impression d’avoir passé toute ma vie à galoper, et à lutter contre une route boueuse. Quand il ne pleut pas, quand il n’y a pas d’ornières sur la route, je trouve cela bizarre, et presque insipide. Dieu que je suis sale et quelle tête patibulaire j’ai ! »
Ailleurs ce sont des chemins interrompus par les inondations du printemps. Le temps est souvent exécrable, mais les paysages sont parfois extraordinaires. « Quand on approche de Krasnoïarsk on a l’impression de descendre dans un autre monde ».
En Sibérie vivent des hommes libres mais résignés, pauvres, des paysans du cru ou des colons qui ont sacrifié leur pays natal et la vie passée. Les habitations sont éloignées les unes des autres. « La seule chose qui rappelle une présence humaine, ce sont les fils télégraphiques qui hululent dans le vent et les poteaux rayés parquant les verstes » (la verste est une mesure équivalente au kilomètre). Le travail est dur, on n’enlève pas ses moufles pendant neuf mois, on ne chante guère, on ne joue pas de l’accordéon, il n’y a ni peintres ni musiciens, et on grimpe sur un escabeau pour se jeter sur le lit et son « monceau de couettes et d’oreillers à taie rouge ». En Sibérie vivent aussi des forçats qui, sur la route, font tinter leurs fers en marchant. Une fois arrivés à destination ils ont « conscience que tout espoir d’un sort meilleur est impossible ». Perpétuité : mieux que la mort ? Il semble que la justice centrale ignore les conditions de détention de ces exilés, dont certains, instruits, auront du mal à s’insérer dans ce milieu. La vodka fera alors office d’anesthésique.
Puis c’est la descente de l’Amour – avec à gauche la rive russe et à droite la rive chinoise – et ses mésaventures : naufrage, attentes, promiscuité sur les ponts… Mais sans rancune : « L’Amour est une région bien intéressante. Originale en diable. Elle grouille d’une vie dont on n’a même pas idée en Europe. Cela me fait penser aux récits sur la vie américaine. Les rives sont si sauvages, si pittoresques et luxuriantes qu’on aurait envie d’y vivre jusqu’à la fin de ses jours ». Tchekhov séjourne trois mois dans l’île de Sakhaline, de juillet à octobre 1890. Il visite les prisons et les prisonniers. Il fait même un recensement. « Il n’y a pas un seul bagnard ou un seul colon à Sakhaline qui ne se soit entretenu avec moi ». Ce matériau servira à l’écriture de plusieurs récits, dont L’Ile de Sakhaline, qui fera sensation.
Ce voyage épique est décrit de façon détaillée dans des lettres et des articles. Ce recueil mêle des extraits de la correspondance de Tchékhov à des articles inédits destinés au journal Temps Nouveau. Plusieurs lettres écrites pour différents destinataires reviennent parfois sur les mêmes moments, ce qui ne fait qu’accentuer leurs caractères forts, voire tragiques. Il y a bien sûr dans ce recueil un aspect historique qui intéressera les lecteurs passionnés par ces lieux et cette époque. Il y a aussi un aspect littéraire : ce récit est parfaitement écrit, documenté, vivant, avec de l’humour, de magnifiques descriptions de paysages ou de situations dantesques. Mais ce recueil est aussi et surtout la formidable chronique d’un voyage hors du temps et hors des espaces habituels. Rien n’est simple dans l’immense Sibérie à la fin du XIXe siècle. Mais il valait la peine d’y aller.
« J’ai vu et vécu tant de choses ; et tout fut extrêmement intéressant et nouveau pour moi, non pas du point de vue de l’écrivain, mais du point de vue de l’homme tout simplement ».
Les premières lignes. « Moscou, 9 mars 1890. En ce qui concerne Sakhaline nous nous trompons tous deux, mais vous sans doute plus que moi. Je pars absolument persuadé que mon voyage ne sera d’un apport précieux ni pour la littérature, ni pour la science ; je n’ai pour cela ni assez de connaissances, ni assez de temps, ni assez de prétentions… Je veux simplement écrire cent ou deux cents pages et payer ainsi ma dette à la médecine, à l’égard de laquelle je me comporte, vous le savez, comme un vrai porc ».
Traduction française de Louis Martinez (Notes de Sibérie) et des éditeurs français réunis (Correspondance). A noter la qualité de l’édition. Cent pages est un éditeur remarquable, qui ne fait pas les choses comme tout le monde. C’est original, c’est beau.
Lionel Bedin
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