Antoine Blondin - quatre livres, par Didier Smal
L’Europe Buissonnière (416 pages, 8,70 €), Les Enfants du Bon Dieu (272 pages, 8,70 €) et L’Humeur Vagabonde (208 pages, 7,10 €), Antoine Blondin, La Table Ronde/La Petite Vermillon, mai 2016
Blondin, Jean Cormier & Symbad de Lassus, éd. du Rocher, juin 2016, 204 pages, 16,90 €
On peut de bon droit être allergique à la manie de la commémoration culturelle en ce qu’elle est avant tout synonyme de commerce bien compris ; d’un autre côté, lorsque soudain réapparaît sur les présentoirs des librairies une partie de l’œuvre d’Antoine Blondin parce que celui-ci est décédé, à l’âge de soixante-neuf ans, il y a eu vingt-cinq ans le 7 juin 2016, on ne peut bouder son plaisir. D’une part, parce qu’on a regardé Un Singe en Hiver, le film de Verneuil avec Gabin et Belmondo dialogué par Audiard (1962), puis qu’on a trouvé au hasard des bouquineries (on était jeune et sans le sou) le roman annoncé au générique et qu’on s’est pris une seconde claque dans la figure : l’alcool, on le sentait d’instinct et le film le montrait magistralement, a sa noblesse, et celle-ci prenait corps dans ces quelque deux cents pages (mais Dieu que la nouvelle couverture chez Folio est moche et racoleuse !…).
D’autre part, parce qu’on a un jour lu Sur le Tour de France, puis quelques chroniques de-ci, de-là, et qu’on a compris que parler du sport pouvait se faire avec panache et sensibilité, avec un véritable amour pour la chose décrite et un autre de la chose écrite. Bref, parce qu’on porte Antoine Blondin très haut dans son cœur littéraire, tout comme Marcel Aymé et Roger Nimier, ses deux mentors, non pas parce qu’ils ont été de droite (mais quelle droite ! une qu’on pouvait prendre plaisir à voir ficher dans la tronche de la bien-pensance, pas celle prise la main dans la culotte de la grande finance, nuance !) mais tout simplement parce qu’ils avaient des plumes alertes et vigoureuses, allant à l’essentiel et voguant sur les océans du plus bel esprit (pour mentionner un autre auteur « de droite », qu’on oublie Chardonne et ses longueurs peut se comprendre ; qu’on néglige Aymé, Nimier ou Blondin relève de la stupidité la plus crasse).
Antoine Blondin, donc, est de retour, et cela se fête. D’autant que ce retour propose de (re)découvrir ses trois premiers romans, que la doxa contemporaine peinera à rallier à la morne cause de l’autofiction, cette pauvreté narrative obscène (je montre mon cul faute de talent), tant l’auteur sut effectivement s’inspirer de sa propre vie pour la sublimer en trois expériences littéraires qu’on a pris plaisir depuis longtemps à partager (d’ailleurs, quelqu’un a aussitôt hérité des exemplaires de ces trois romans dans les éditions de poche précédentes dès réception de celles-ci) : L’Europe Buissonnière (1949), Les Enfants du Bon Dieu (1952) et L’Humeur Vagabonde (1955), et auxquelles on revient avec une belle régularité, lorsque pointe la lassitude d’une littérature contemporaine pauvre en vérité. C’est donc avec plaisir qu’on se plonge à nouveau dans ces trois romans, respectant leur ordre de parution plutôt que le désordre des trouvailles en librairie, charmant désordre qui n’a pourtant en rien empêché de les goûter pour la première fois – mais l’ordre chronologique leur donne une saveur différente.
Le premier d’entre eux, L’Europe Buissonnière, fut honoré à sa publication du prix des Deux Magots, à une époque où recevoir un prix littéraire n’était pas qu’affaire de petits arrangements entre éditeurs – d’autant que le sien était un nouveau venu, les Editions Jean Froissart, fondées en 1946 et dont le premier succès de librairie fut une réédition du Voyage au Bout de la Nuit. Mentionner ce fait n’est pas anodin : il y a dans le roman de Céline quelque chose de grotesque, voire farcesque, chacun des épisodes du Voyage, même les plus tragiques, comportant son lot de grincements de dents et de ridicules montrés sans nulle complaisance, en ce compris les pages sur la Première Guerre mondiale, terribles. En ce sens, L’Europe Buissonnière pourrait être une continuation du Voyage, mais à un moment où la tragédie elle-même a perdu tout sens, tant du point de vue français, la guerre, par sa rapidité, put sembler absurde (rappelons qu’au moment où Blondin écrit son roman, l’Holocauste n’est pas encore devenu l’épine dorsale du récit tant littéraire qu’historique sur la Seconde Guerre mondiale) : Blondin raconte la « drôle de guerre », puis l’emprisonnement, le STO et l’errance à travers l’Europe d’un Muguet neveu putatif dépourvu de cynisme de Bardamu. D’ailleurs, Blondin avertit le lecteur avec une épigraphe signalant que le rire va être une arme dans ce roman qui semble circonvenir l’abondante littérature d’après-guerre racontant la défaite puis l’Occupation ou l’emprisonnement : « … et poursuivit sa route qui n’était autre que celle que voulait sa monture. Car il était persuadé qu’en cela consistait l’essence des aventures » (Cervantès, Don Quichotte) ; Muguet n’est pas tant un personnage dans l’Histoire qu’un personnage porté par l’Histoire, voguant au fil des rencontres, se mêlant de l’improbable (le commerce mafieux de petits cercueils de qualité variable destinés à mettre en garde les collaborateurs) tout en redisant le vécu de l’auteur (l’usine en Autriche où il travailla entre 1943 et 1944 : « Tous les vaincus de l’univers étaient présents au rendez-vous, invoquant des patries disparues, des hommes d’État défunts, une politique de fantômes, et faisaient subir au Bon Dieu d’atroces outrages »), traversant l’Europe sans rien y comprendre. Un peu de Candide, peut-être ? Oui aussi, pour la critique mordante de la vie intellectuelle sous l’Occupation en la personne de Superniel, étudiant en philosophie se préoccupant bien peu de l’Histoire en cours l’environnant. C’est une des puissances de ce roman que d’être capable de montrer le pire tout en gardant un sourire en coin, Blondin se permettant même d’égratigner les Nations Unies (« incapables d’organiser l’espace, mais soucieuses par ailleurs d’occuper le temps ») le temps de quelques paragraphes parodiant le procès de Nuremberg, où un dignitaire allemand se voit imputer du « détournement d’un temps considérable au détriment de l’humanité tout entière, portée partie civile ». La Résistance ne s’en tire pas mieux, avec un Duguesclin grotesque et incapable de gérer les activités de son réseau. Mais de toute façon, un roman s’ouvrant quasi sur un Muguet chargé de jouer aux étalons reproducteurs à Boutenville, et rémunéré pour ce faire, ne peut rien prendre au sérieux. Que les choses soient claires : Blondin a souffert durant la Seconde Guerre mondiale, mais il a fait le choix d’en (faire) rire. En ceci, il ne s’oppose pas tant au Bouquet de Calet, à La Peau et les Os d’Hyvernaud ou au Silence de la Mer de Vercors, qu’il ne les complète ; chaque tragédie, chaque guerre possède son grand roman humoristique (pensons au Catch 22 de Joseph Heller, par exemple) : pour la Seconde Guerre mondiale vue de France, c’est L’Europe Buissonnière.
Trois ans plus tard, Blondin publie Les Enfants du Bon Dieu, s’inspirant toujours de sa propre biographie tout en la sublimant par le style. Ainsi que le rappelle Alain Cresciucci en conclusion de sa brève préface, Roger Nimier parlait de « blondinisme », dont il avait tiré le verbe « blondiner » : « Façon d’entrer dans le monde en utilisant son cœur comme ouvre-boîte ». A l’époque où il écrit ce second roman, Blondin est marié et peu heureux de ce mariage ; il raconte donc l’histoire d’un Sébastien Perrin, malheureusement et ennuyeusement, si l’on permet le néologisme, marié : « Ma femme, qui s’appelle Sophie, est née Rostopchine, ou peu s’en faut. Ses parents, d’origine slave, comptent de nombreux collectionneurs, des diplomates et un astronome : mon beau-père ». A cette petite vie ménagère (« Nos ordures ne nous font pas honneur. Elles sont maigres et nous les dissimulons le plus possible ») s’ajoute une fonction de professeur d’histoire dans un banal lycée ; rien d’exaltant. Jusqu’au moment où il retrouve Albertina, princesse allemande dont il fut amoureux durant son exil en STO. A partir de ce moment, il se prend à rêver une autre vie, allant jusqu’à faire bifurquer l’Histoire en refusant d’enseigner le Traité de Westphalie et en prolongeant quasi indéfiniment la Guerre de Cent Ans. Là, Blondin touche au génie, proche du réalisme magique de Marcel Aymé : au fil des défections historiques de Perrin, c’est la France contemporaine elle-même qui se trouve modifiée – comme si l’état moral d’un seul pouvait influer sur l’état de tous, jolie métaphore du pouvoir politique. On peut comme dans L’Europe Buissonnière chercher dans Les Enfants du Bon Dieu des indices biographiques (la vie de bohème entre autres) ; on en trouverait, mais ce serait vain, tant ce second roman s’arrache lui aussi du vécu particulier pour générer une fiction aussi généreuse que solide.
Ce compliment s’applique de même à L’Humeur Vagabonde, bref roman articulé en deux parties aussi percutantes l’une que l’autre. La première raconte la montée à Paris d’un jeune homme, Benoît Laborie, quittant son village de Mauvezac, tenu par une sorte d’angoisse, avec le lot de mésaventures et de rencontres que cela suppose (l’épisode du Père Lachaise, entre réflexion sur la mort et confrontation à des fonctionnaires quasi kafkaïens, est à lui seul un morceau d’anthologie – à la recherche d’un sien concitoyen, un certain Lamouroux, Laborie découvre que celui-ci est enterré dans le plus célèbre des cimetières parisiens : « Je décidai de m’y rendre sur-le-champ pour ne rien gaspiller d’une journée qui me demeurait précieuse, et poussé par le sentiment qu’on n’est pas vraiment d’un pays, si l’on n’y possède pas des morts, à soi quelque part, sous les pieds »). La seconde, digne d’un Maupassant, montre la transition d’un meurtre passionnel, et de son jugement, à une sombre matière destinée à être broyée par la machine qui se nourrit des faits divers et a besoin de l’explosion d’une intimité, d’un moment outrancier à dévoiler en toute obscénité, pour exister. A nouveau, en toute sobriété, Blondin touche au sublime et à l’essentiel. En toute sobriété ? Oui, car là est une des grandes qualités de l’écriture de Blondin, du « blondinisme » vanté par Nimier : elle est sobre, même pour dire le pire, pour dire le tragique. Un exemple, tiré des premières pages de L’Humeur Vagabonde, en dira plus qu’une longue dissertation : « Dans le bourg, nous passions pour des gens furtifs et réservés, toujours prêts à s’en aller, le cœur ailleurs. On ne nous savait ni riches, ni pauvres, ni fonctionnaires, et c’était irritant à cause des préséances. On n’aime pas les francs-tireurs du bonheur, surtout lorsqu’ils manquent leur coup ». Voilà, tout est dit : une phrase pareille, c’est quasi un rêve flaubertien, et la mauvaise foi prévalant à cet avis est autant revendiquée qu’assumée.
A côté de ces trois rééditions plus que bienvenues (auxquelles La Table Ronde ajoute, dans le même élan, Certificat d’Etude et Sur le Tour de France), les Editions du Rocher proposent un ouvrage sobrement intitulé Blondin et signé Jean Cormier et Symbad de Lassus, le premier étant un proche de Blondin, le second étant son petit-fils. A eux deux, ils ont réuni des hommages au « blondinisme » signés Michel Déon (à qui Blondin dédia L’Europe Buissonnière), Bernard Pivot, Raymond Poulidor, Jean Hatzfeld, Juliette Gréco ou encore Jean-Paul Belmondo. On trouve un peu de tout dans ce volume, de la retranscription de l’interview de Blondin par Gainsbourg pour l’émission Lunettes Noires pour Nuits Blanches en 1989 à des propos de Jean Farges, celui qui pilotait la voiture dans laquelle prenaient place les grands noms du journalisme suiveurs du Tour de France, parmi lesquels Blondin. Cet éclectisme touchant au désordre ne rend que peu hommage, finalement, à Blondin ; le lecteur a l’impression d’être confronté à un ouvrage réunissant des notes et témoignages destinés à la rédaction d’une biographie – c’est peu dire que cette lecture est donc frustrante. Un meilleur hommage est à rendre à un auteur de la carrure de Blondin, dont les romans et les chroniques forment une des œuvres francophones les plus solides et cohérentes du vingtième siècle.
Didier Smal
Fils unique de parents bohèmes, Antoine Blondin (1922-1991) a connu la notoriété dès la publication de son premier livre, L’Europe buissonnière, couronné en 1950 par le prix des Deux Magots. Se partageant entre le journalisme – il fut le chantre du Tour de France des années 1950 à 1980 – et la littérature, ce voyageur sans bagages a laissé cinq romans.
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