Antinoüs, Fernando Pessoa (par André Sagne)
Antinoüs, Fernando Pessoa, ErosOnyx éditions, Coll. Classiques, mars 2022, édition bilingue, trad. anglais (alexandrins), Yvan Quintin, 88 pages, 14 €
Nous sommes en 130 apr. J.-C. L’empereur romain Hadrien veille son amant et favori Antinoüs qui vient de se noyer dans le Nil à l’âge de vingt ans. C’est un fait historique, repris notamment par Marguerite Yourcenar dans ses célèbres Mémoires d’Hadrien, et par d’autres auteurs et poètes comme Oscar Wilde, Yukio Mishima, Rainer Maria Rilke, Federico García Lorca ou Mutsuo Takahashi. L’un des plus grands poètes portugais de l’époque moderne, Fernando Pessoa, a lui aussi repris cette figure dans un long poème écrit en anglais, intitulé « Antinoüs ».
Les éditions ErosOnyx nous en proposent aujourd’hui une version bilingue accompagnée d’une note et d’une postface, dans une présentation soignée comme elles en ont l’habitude. Il en existait jusqu’à présent trois traductions en français, assurées respectivement par Armand Guibert, Patrick Quillier et Georges Thinès. Celle que nous lisons ici, œuvre d’Yvan Quintin, s’en démarque par le choix d’une traduction en vers, passant de l’original anglais (le vers anglais le plus fréquent étant le pentamètre iambique de cinq pieds) aux douze pieds français de l’alexandrin. Sans aller cependant jusqu’à la recherche de la rime, il s’agit, pour le traducteur, de mieux rendre la dimension poétique du texte de Pessoa, écrit, difficulté supplémentaire, dans un anglais élisabéthain, en usant de l’équivalent métrique le plus courant en français.
Ces quelques précisions donnent déjà une idée de la nature du texte. Il est tout sauf naturaliste ou factuel. C’est au contraire à une succession de masques que nous avons affaire. Par la langue choisie, un anglais des XVIème et XVIIème siècles, par le temps historique considéré, qui est celui du deuxième siècle après Jésus-Christ, par le locuteur désigné qui n’est autre que l’empereur lui-même, cédant parfois la place à un commentateur extérieur (l’auteur ou plutôt l’équivalent du chœur antique), Fernando Pessoa, poète portugais du vingtième siècle, ne semble s’effacer par une distanciation assumée que pour mieux exprimer, plus librement sans doute, ce qu’il veut dire, à moins qu’il ne s’agisse d’un nouveau masque tendu au lecteur, lui qui a tant joué de ses hétéronymes.
La scène est dès le départ fixée et ne changera plus. Hadrien pleure Antinoüs mort, au pied du lit où repose le corps, dans une pièce qui ne sera pas décrite. Aucune action supplémentaire n’interviendra. Ce qui compte, ce n’est pas de définir matériellement la scène mais d’en transcrire la substance intime, de l’intérioriser en quelque sorte, en séparant nettement le dedans du dehors. On entre directement en effet, sans autre préambule, dans l’espace mental d’Hadrien, dans ses pensées, ses émotions, tout ce qui peut composer son état d’esprit au moment de veiller le mort. Et, dans cet espace-là, le temps lui-même n’a plus de frontières, passé, présent et avenir se répondant et s’interpénétrant. Le seul élément réellement extérieur donc, issu de la nature environnante et qui viendra par trois fois interrompre le cours de ses réflexions en leur donnant une nouvelle direction, c’est la pluie qui survient au-dehors, la pluie qu’Hadrien n’entend pas forcément tant sa peine est grande mais qui est mentionnée dans le texte et en modifie le déroulé.
Ainsi étiré jusqu’aux frontières de la vie et de la mort, du temporel et du spirituel, le poème peut prendre son envol et acquérir une dimension universelle. Ce n’est plus un empereur romain qui pleure son amant et favori, c’est un homme désespéré par la perte de son amour et qui oscille comme tous les hommes entre l’acceptation et la rage. Entre l’écrasant poids du chagrin, de la douleur inconsolable devant l’inéluctable et le feu de la révolte, attisée par le souvenir des temps heureux et la force du désir toujours vivant. Car pour dire cet amour, cet amour qui porte si haut, qui mêle indistinctement chair et âme, rien d’édulcoré chez Pessoa. Dès les premiers vers, ce corps gisant mort, c’est aussi « cette nudité mi-femelle et mi-mâle », ces « lèvres de vermeil » ouvertes « avec art (aux) zones du plaisir », c’est la langue des amants « jouant à embraser leurs sangs ». Tout au long du poème l’érotique côtoie de la sorte un plan plus métaphysique, tant cet amour, les deux hommes le « vivaient comme une religion ». Et pour l’exprimer, Pessoa a cette formule frappante du « désir charnel en rage d’éternité », « a flesh-lust raging for eternity ».
Rien n’est statique ni schématique, tout entre en résonance au contraire. A mesure que progresse le poème, l’esprit d’Hadrien s’élève vers plus de lucidité et de maîtrise de soi. Jusqu’alors enfoui dans sa peine, au risque de s’y laisser totalement absorber, il va peu à peu en émerger et trouver un nouvel horizon pour lui et son amour. Concomitamment à la pluie qui, on l’a vu, en marque les étapes, sa réflexion prend un nouveau cours lorsqu’il se met à se voir lui-même dans cette pièce, par un effet de dédoublement qui le fait passer, dans la scène où il est engagé, du statut d’acteur à celui de témoin. Et grâce auquel, par la distanciation produite qui est aussi une prise de conscience, il trouve le moyen de sauver cet amour de l’anéantissement, de lui faire « traverser / Tous les âges ». Ce moyen, c’est l’érection d’une statue qui non seulement en donnera l’image « éternelle, comme une victoire romaine » mais aussi en sera « l’héritage / (pour) Tous les temps à venir ». Elle proclamera le « sentiment / Du divin que la beauté procure aux humains », l’« unité jumelle (…) de par les infinis et les éternités » que cet amour, « essence autant de chair que d’âme », crée entre deux êtres. De jeter également un tel amour à la face de tous ceux qui le condamnent, le méprisent, qui le haïssent et le haïront dans le futur, la cohorte éternelle de ceux qui le « dénonceront comme un crime », parce qu’ils n’ont que détestation de « la beauté pure ».
En cela Hadrien agit en empereur. C’est par sa volonté que sera érigée la statue et qu’elle sera honorée à l’égal de celle d’un dieu dans tout l’Empire. Il en est pleinement conscient. Homme de pouvoir, il agit en conséquence pour faire de son amour, de son désir pour le garçon de Bithynie un étendard, un emblème, l’« emblème de tout amour ». Il le crée, le fait dieu parmi les dieux parce qu’il est sien, vrai corps et vraie image de son propre amour pour lui : amour créateur, amour démiurge de l’empereur pour Antinoüs. Mais homme de sagesse, Hadrien voit aussi au-delà des « mers des âges à venir », quand d’autres dieux seront apparus, ou quand ils seront morts. Par la seule force de sa beauté, du désir qu’il inspire, de la vie qu’il incarne, le jeune homme divinisé les ranimera, fera survivre la mémoire du couple, de la dualité devenue unité dont il est le symbole, « véritable amour de l’amour ».
La pluie, de retour dans le texte, avec la nuit, annonce un nouveau changement d’état chez Hadrien. Dans un halo de tristesse il s’endort, sentant encore pour un bref instant « la douleur de son souffle ». Le sommeil l’empêche alors de s’apercevoir de la venue des dieux « emportant quelque chose (…) / Sur d’invisibles bras de puissance et de calme ». On ne saura pas quoi. Le poème s’achève par un mystère que Pessoa laisse entier.
Luc-André Sagne
Fernando Pessoa est l’auteur d’une œuvre phare, protéiforme, non encore formellement close, traversée de multiples significations dont la moindre n’est pas de surplomber la notion même d’auteur par le recours à des hétéronymes qui sont autant de moi superposés. Christian Bourgois Editeur en a publié l’essentiel en 9 volumes à la fin des années 1980 avant l’édition de la Pléiade chez Gallimard au début des années 2000.
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