Ann, Fabrice Guénier
Ann, mars 2015, 296 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Fabrice Guénier Edition: Gallimard
Ann. Titre désarmant de simplicité qui sonne comme une invitation impérieuse à connaître une anonyme d’un autre monde. Très vite en effet, nous tombons dans cet univers souvent mal connu : celui de la Thaïlande, des jeunes filles et des jeunes garçons prostitués.
Une écriture qui fait parfois penser à celle de Duras ; des phrases courtes, étouffées, des mots perdus, des pages avec du vide, un auteur qui parle à perte de vue. Des résidus de mémoire parfois sans importance, parfois essentiels. Mais, à vrai dire, comment en juger puisque celui qui nous parle n’est pas un faiseur d’histoires mais un amoureux, et que l’amour fait de tout geste hasardeux le signe d’un destin ?
Des phrases simples qui en disent peu, mais dans l’intervalle desquelles le lecteur devine bien plus, car « le vrai, la réalité de ça, ne pouvait pas se dire » (p.255). De la discontinuité des fragments amoureux naît la fidélité, de l’addition des mots qui ne peuvent pas tout dire paraît le tout d’un amour qui ne peut pas s’expliquer par ses parties. L’auteur nous fait comprendre que l’amour, où qu’il se vive, dessine un temps et un espace propre, un écrin de douleurs et de joies qui peuvent être désagrégées par l’oubli ou préservées dans un hommage.
Ann mérite la mémoire. Il y a donc le bonheur avec Ann, retracé comme un pèlerinage, il y a la maladie et l’agonie d’Ann scrutées sans indécence, comme un chemin de croix, avec la ferme résolution de tout consigner, car « il n’y avait pas à faire de tri dans les souvenirs » (p.189). Tout prendre, même le corps abîmé, même l’horreur de sa souffrance : pas de raison.
La fin du livre rappelant son début, les premières comme les dernières pages annoncent une lutte contre la perte, contre ce temps qui va tout effacer, et dont il faut suspendre les effets en ne parlant que d’elle. Par la force incantatoire des mots, on aurait presque l’impression que l’auteur s’attend à voir surgir celle qui est désormais morte. Il veut dire qu’Ann est la joie, l’enfance. Sa jeunesse n’est pas l’objet d’une quête abstraite, l’argent n’est pas ce qui rend leur lien concret : sa jeunesse n’est que l’effet de son intense désir de vivre, l’argent entre eux n’est que la conséquence d’un monde à l’envers, où les jeunes filles portent les messieurs, où les pauvres consolent les riches. Mais tout cela, en réalité, s’oublie en lisant Fabrice Guénier, tant il semble qu’Ann fut aimée et que le monde, durant un petit moment, fut à l’endroit.
On se demande si l’amour efface réellement les frontières de l’âge, de la culture, du milieu social comme le pense son auteur qui se sent de chez eux. Il semble au contraire que « culture, enfance, milieu, traditions étaient si différents qu’il ne restait qu’une disponibilité, une transparence au monde » (p.60). Il est plus intéressant de croire que ces différences, que ces moments d’absence et ces kilomètres qui les séparent parfois, que les non-dits et les égarements des corps, n’ont pourtant pas altéré le lien des âmes, qui dans le monde d’Ann finiront un jour ou l’autre par se retrouver, dans une autre vie.
Sophie Galabru
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