Anatomie d’une larme, Debora Stein (par Murielle Compère-Demarcy)
Anatomie d’une larme, Debora Stein, éditions Douro, octobre 2022, 114 pages, 18 €
De la liquidité amniotique aux liquidités telluriques et respiratoires, les mots de l’artiste peintre Debora Stein, diplômée des Beaux-Arts de Florence, émergent du ventre de la page par la bouche, l’œil, l’oreille du Langage malaxant le monde cosmique dans lequel nous naviguons, immergés, connectés que nous sommes à chaque instant par toutes les ouvertures du souffle et de notre étonnement. Parcours initiatique intime, avec « les yeux grand ouverts » (E. Zalts, à plusieurs reprises en exergue) ou rêveurs, ce récit nous propulse en autant d’états possibles de nos émotions, de nos métamorphoses (bactérie, poisson, crabe), de nos espoirs… Anatomie d’une larme nous rappelle, depuis notre poche onirique ou depuis notre inquiétude ou mélancolie, le chant polyphonique et poétique de nos origines, étirant au fil d’un temps psychologique élastique (« tempus ») et de sa trame narrative, notre conscience ombilicale toujours vivante après le déchirement originel, jusqu’à la relier à l’énergie des cellules souches, vivaces, vivantes, « lieu de tous les possibles où se dissolvent l’espace et le temps » ainsi que le note l’artiste Anna-Maria Celli en quatrième de couverture. Des voix invisibles nous murmurent ici les vibrations en mots de nos absents, tissant ad aeternam les liens indéfectibles qui nous relient à eux :
C’est toi qui me parles à l’instant, Sahrah ?
Non, ce n’est pas elle. Pas exactement. Depuis son départ, un nombre infini de particules froufroutent en moi.
En liberté.
Elles m’interpellent par des bourdonnements. Parfois, c’est moi qui les réclame. Je ferme les yeux, j’attends.
Elles surgissent, à leur guise.
Elles prennent des formes inimaginables. Étincelles colorées, minuscules perles grasses, kyrielle de spermatozoïdes, des atomes extravagants. Chaque fois c’est différent, la surprise. Accompagnées d’insolites structures sonores. Des frémissements, de gouttes d’eau sur le métal. Ou encore des pas lourds sur la neige. Une neige abondante et épaisse. Les cris d’amour du crapaud. Irritants, fascinants.
Électrons libres nous ne le sommes pas tant qu’atomes crochus reliés de loin en loin aux ondes d’une terre, comme les battements d’un cœur palpitant contre les piliers affectifs, dans la chair d’une maison nomade mémorielle, tremblant à l’intérieur. Dans « la couleur transparente des secrets », singulière en leurs résonances, collective d’une âme à l’autre cousues dans le pli des connivences, s’opèrent, souterraines ou résurgentes, d’étranges correspondances familières, celles des affinités électives Ainsi la couleur jaune, puissamment retentissantes en certaines sensibilités sœurs solaires :
La couleur jaune est la couleur des secrets ! L’évidence. J’ai toujours su que chaque couleur avait une signification. Un monde en soi, un langage propre. (…) La nappe jaune s’étend, elle m’envahit. Elle s’infiltre dans mes veines les plus étroites, remplace ma substance vitale.
Allongée, je me laisse aller. Ouverte à leur langage. Imaginaire.
Cette couleur jaune si sensible aussi à Jacques Cauda, l’initiateur du mouvement surfiguratif et directeur de ladite collection La Bleu-Turquin (« le jaune-cauda » qui s’obtient par cut-up burroughsien : « Chez l’animal le jaune s’obtient merveilleusement au noir : la guêpe, le zèbre, le tigre et le dronefly. C’est la couleur du Gai savoir » sans oublier le jaune des Tournesols complémentaire du bleu (Jaune Cauda, TK 21, Guillaume Basquin / Jacques Cauda).
Couleurs, odeurs, sonorités se répondent, échos symboliques, signifiants d’un alphabet orchestré dans une symphonie d’images idéelles, déroutantes, presque hallucinantes. Il semble que les mots de la romancière « voyante » (cf. Voyelles rimbaldiennes) peignent comme l’artiste plasticienne en elle écrit sur sa toile la vie visionnaire.
Les mots de Debora Stein exorcisent les peurs viscérales qui nous tenaillent et nous empêchent de regarder paisiblement la lumière. Ses peurs, au nombre de trois, s’incarnent dès l’entrée du livre en « trois êtres hermaphrodites », monstrueux, qui tentent de prendre le contrôle de sa vie, contre qui l’auteur artiste oppose une résistance réinjectant toute leur sève « aux racines d’un azur cousu de regrets ». Le présent délivre à la force d’une pleine synergie les messages propices à faire se dépasser l’être assailli, à la lumière des signes révélés par l’expérience, existentielle, onirique, scripturale, scripturaire.
Les couleurs, les odeurs, infiltrent la pierre des souvenirs contenus dans une mémoire poreuse, « infidèle » écrit Debora Stein. Une mémoire traversée par ses idées fixes, ses lieux personnifiés (ainsi la ville qui engloutit), ses êtres chers qui reviennent, eux, fidèlement investir les murs et l’espace de vie de l’artiste. Anatomie d’une larme évoque par bribes des fragments d’existence qui laissent leur empreinte sur le visage et dans le vécu du temps « volatile » ; qui laissent s’exprimer le chant des larmes depuis un ailleurs insolite, asile onirique où se retrouver ou se sauver soi, revenant sur la douleur ressentie à cause de l’absence, de la solitude qui nous propulsent parfois dans « un monde parallèle » :
Sahrah, c’est mon quotidien. Ou presque. Tu m’as propulsée ailleurs, dans un espace fracturé. Déréglé.
L’écriture restitue le lâcher prise auquel l’autrice s’efforce de s’abandonner : « … Laisse-toi aller… » incitant le lecteur, par le processus d’identification, à faire de même dans les moments ou périodes difficiles de sa propre vie. Cathartique, l’écriture procède d’une analyse qui panse une seconde fois les plaies du corps et de l’âme :
En temps normal, l’affectif s’accapare le moindre raisonnement.
Un bain-marie émotionnel. Je cogite à l’excès, sans les bons outils. Trop impulsive. Ma réflexion ébranlée par le chaos.
Maintenant, chaque pensée, sentiment et émotion, intègre son casier. Par thème. Avec la date et la couleur correspondantes. Une étiquette, un numéro de série. Cet ordre me fait penser à un régiment, une armée bien rodée.
Cette lucidité m’apaise, un sentiment de détachement. Je me laisse bercer par ce bien-être.
N’est-ce pas le rôle entre autres de la créativité de prendre en charge le trop-plein des émotions et de les transfigurer en un chant polyphonique adressé en partage à la face du monde qui comme en chacune de ses individualités, ses atomes, ses particules, vibre de la vie qui circule partout, en tout, contre vents et marées, par-delà nos errances, nos effondrements, notre folie, au-delà de nos destins fracturés, d’êtres séparés nous dédoublant ou nous démultipliant dans notre profonde solitude (« … Je suis là avec toi… résonne une voix dans ma tête… ») ?
L’art offre une voix à celle qui, faute d’en écrire, faute de représentation, se verrait peut-être renvoyée entre les quatre murs de ses pensées jusqu’au risque de la folie (« on va dire que je suis devenue folle ») :
Est-ce que quelqu’un va me croire si je raconte mes échanges avec des particules imaginaires ?
Que chaque couleur est animée par un souffle, qu’elle porte en elle une vie ? Avec un contenu et une valeur distincte ? Avec la possibilité d’influencer le cours d’une vie ?
L’Art ici s’affirme vital, comme le sang circule en nos veines et la sensibilité artistique de Debora Stein palpe l’invisible visionnaire du réel à fleur de mots aussi puissants qu’« une voix bat dans la création » (E. Zalts), que la beauté peut « couler dans nos artères », que le chant du Shabbat peut traverser, soulever, irriguer le cœur, qu’« un savoir ancestral issu d’un livre sacré »…
Murielle Compère-Demarcy
Debora Stein est artiste peintre. Avant de se poser à Paris, elle a vécu au Canada, en Israël, en Italie, et plusieurs mois au Sénégal. Elle est diplômée des Beaux-Arts de Florence. Ce récit est sa première publication.
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