Anaconda, Horacio Quiroga
Anaconda, mai 2018, trad. espagnol (Uruguay) Frédéric Chambert, 210 pages, 10 €
Ecrivain(s): Horacio Quiroga Edition: MétailiéAu commencement était le serpent libre dans un jardin nocturne. « L’Homme, mauvais » saccagea « les entrailles mêmes de la forêt » jusqu’à y mettre le feu. Dès les premières pages de cette première nouvelle, Horacio Quiroga plonge le lecteur au sein d’un monde zoomorphique dans lequel le temps serpentin accomplit son périple en rampant. Un monde chtonien. Le conseil d’animaux à sang froid se tient à l’orée d’une caverne sous « le ciel de charbon »au milieu « des spartes blancs », comme jadis celui de Kalîla wa Dimna. À contre-courant des comparaisons négatives pesant sur les reptiles (notamment religieuses), présentés comme créatures infernales, il s’agit plutôt d’un réquisitoire contre « la présence funeste de l’Homme ». Parole d’animal, royaume des yararas, ode à la sagesse du serpent carnivore, ophiophage ou arboricole. Les assemblées souvent féminines révèlent les caractères disparates des individus.
« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes » (Racine, Andromaque Acte V, scène 5) devient ici l’adage d’êtres courroucés qui doivent lutter et punir le pire des prédateurs, l’exploitant agricole. Méduse triomphe un court instant dans ce conte exemplaire et libère un « écheveau de serpents ». L’on voyage à travers un vaste continent où la nature endosse des teintes ténébreuses avec le « fleuve Mort, l’Achéron lugubre », une« dépression profonde »et un panorama sous « une horrible lumière crue », une« horrible chaleur » et « le gris opaque des eaux ».
L’on retrouve la joie angoissée des explorateurs de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, des aventures à la Jules Verne sous les tropiques, la magie de la faune et de la flore rares ou inconnues. Tout est beau, nimbé de spleen baudelairien, léthal, entre combat et pourrissement.
Anaconda est parsemé de bêtes qui muent et de forces telluriques incontrôlables. Ainsi, l’auteur utilise la métonymie pour décrire les conditions de survie au sein de ce « paysage de Divine Comédie inondé par sept jours de pluie », lui-même atteint du phénomène d’exuvie, à la fois uruguayen et européen, exilé au Brésil et en Argentine ; voici résumée la première des nouvelles de ce grand écrivain tragique qui évolue entre le nord et le sud, au-delà des tropiques. En géographe, Horacio Quiroga dessine les contours des décors naturels et dresse une liste de phénomènes climatiques. La prééminence de la nature déserte – des chutes d’Iguazú au guéblé du Sahara – interfère sur la santé physique et psychique des émigrés, qui apprennent l’humilité devant les forces déchaînées des éléments. Nous pensons au sublime de la révélation et à la soumission des pêcheurs dans la barque d’Hokusai, prêts à être ensevelis par la vague griffue Kanagawa. Le voyage par mer ou par fleuve finit en cauchemar vers des territoires inexplorés et infernaux comme chez Allan Edgar Poe. Les sentiments sont à vif, exacerbés par la chaleur et le froid, les pluies, les vents et les tempêtes, d’où la suffocation, la noyade, l’insomnie et l’irritabilité féroce. L’inhumanité de cette région du sud suscite la fatalité, la maladie et l’inéluctabilité de la fin. Les racines envahissent les sols, les lianes enserrent les corps, les fleuves gigantesques engloutissent les navigateurs dont les âmes perdues vibrionnent longtemps dans des ciels orageux.
Ces histoires sont peuplées de figures hispaniques comme au cinéma, spécialement celles des westerns, où Mexicains, Métis et Indiens sont transformés en cuisiniers, barmans ou demi-hors-la-loi au milieu de no man’s land – figures en arrière-fond affublées de quelques traits archétypaux – face à des contrebandiers solitaires. Ainsi, le récit Gloire tropicale offre des similitudes avec le chef-d’œuvre de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, notamment en regard du périple des métayers chassés de leurs terres, à la recherche d’un paradis agricole, de familles engagées dans une course périlleuse et illusoire. Autre fait marquant : la conscience respectueuse de Quiroga vis-à-vis des Indiens. Chaque contrée est frappée d’une malédiction et d’une catastrophe propre à son microclimat (défi à la propagande de l’industrie du tourisme !). Tout ce qui croît de la terre ainsi que toute la gent ailée et reptilienne se nourrit de la chair de l’homme et de ses entrailles. Nous sommes loin du potager familier à proximité du foyer traditionnel, mais entourés d’« un vertigineux élan végétatif » au milieu duquel l’explorateur dépérit, miné par les « hautes fièvres de Guinée ».
Les parcours initiatiques et poétiques sont enrichis de détails ethnologiques, de termes techniques, en phase avec la révolution industrielle, en lien avec la biographie de l’écrivain. Des choses insolites rythment les nouvelles entre des moments d’humour et d’inquiétude, des sentiments d’angoisse que l’on rencontre chez Maupassant. Les visions végétales profuses et la dévastation de territoires vierges, morbides et impénétrables sont grandioses et apocalyptiques. Certaines scènes évoquent l’attrait des pionniers pour défricher et prospérer. L’auteur en profite pour énumérer de façon précise les essences rares, les lieux, l’économie locale d’une « région de marécages et de ravins ». Cependant quelques chiffres d’ingénieur expliquent les nécessités du bâti : « 1680 rivets » pour sertir des plaques à la chaudière et « 27000 palmiers » pour construire un grand pont avec pour seule compagne, une « détermination implacable ». Il est question dans ce recueil d’actions spectaculaires, d’héroïsme, de gestion de la peur et d’un étrange mélange d’intériorisation de soi, de volonté et de signes extérieurs exubérants. Le style de Quiroga constitue un trope, celui d’un genre oscillant entre le fantastique et le diabolique, le décadent, le magique qui néanmoins n’occulte pas la réalité.
Chaque nouvelle est un monde, une trajectoire unique et une fin en soi. Par ailleurs, Horacio Quiroga est autant fasciné par les étoiles du firmament que par celles de l’écran du cinématographe ; lui, un « Sud-Américain », un « rastaquouère » pour les Américains, énumère des vedettes du cinéma muet : « Dorothy Phillips, Miriam Cooper, Mildred Harris » (cette dernière fut la première épouse de Chaplin). Pour terminer cette courte recension, laissons la parole à l’un des personnages : « J’appartiens à la catégorie des pauvres diables qui, chaque soir, sortent du cinématographe amoureux d’une étoile » : aveu de l’auteur qui se retournera en ironie douce-amère lors de sa visite à New-York et à Los Angeles. Notons l’avènement du spectacle cinématographique et le début du star-system américain que l’auteur suit, ce qui confère à l’ensemble de l’œuvre une grande modernité.
Yasmina Mahdi
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