Amour monstre, Katherine Dunn
Amour monstre (Geek Love), février 2018, trad. (USA) Jacques Mailhos, 11,80 €
Ecrivain(s): Katherine Dunn Edition: Gallmeister« Les êtres que nous appelons monstres ne le sont pas pour Dieu, qui voit dans l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a englobées ; et il est à croire que cette forme qui nous frappe d’étonnement se rapporte et se rattache à quelque autre forme d’un même genre, inconnu de l’homme »
Les Essais, livre II, chap. 30, Montaigne
Dans ce roman il est question d’une famille, les Binewski, d’une troupe de cirque et de performances parfois sanglantes. L’anthropomorphisme le dispute à la monstruosité, par la veine fantastique et hors normes. L’on peut parler à propos d’Amour monstre d’une filiation avec l’univers de Doris Lessing (1919-2013), de métafiction – une fiction qui puise ses références à travers des expériences réelles –, de réalisme magique post-moderne proche d’Angela Carter (1940-1992). Cette tradition du fantastique et du merveilleux – des fééries – remonte à Shakespeare. Cette sorte de transhumanisme que manifeste l’œuvre, à l’envers, déborde d’énergie, transhumanisme non pas eugéniste rayant du monde les handicapés mais au contraire les ralliant à lui, dans le sens de uplifting, d’édification, d’élévation, de provolution, un courant transbiologiste. L’anomalie y occupe une place prépondérante, ainsi que le renversement des valeurs, le bébé « normal » prêt à être abandonné…
Dans Amour monstre, il ne s’agit pas d’une négation de la différence mais d’une acceptation des plus faibles, difformes, rehaussés au niveau d’humains talentueux et dignes. Katherine Dunn éprouve une véritable fascination pour ceux que l’on qualifie de monstrueux. L’on retrouve les descriptions d’êtres hybrides comme ceux présents chez le plasticien américain Matthew Barney (né en 1967), l’amour du zoomorphisme. La famille Binewski a des ressemblances avec la famille Hercule de Forbidden Zone, film de Richard Elfman de 1982 ; les mesures s’inversent, les « anormaux » sont appréciés, les ingénieurs jugés stupides, inefficaces, au « sourire paralytique », la bonne sœur, « salope sénile », les « roses blanches » (symbole de la rose nuptiale, de la pureté) prennent des « allures d’embryons d’extraterrestres ». K. Dunn pratique l’art du détournement parfois jusqu’à l’animadversion. Le cirque Binewski a des allures de cabinet de curiosités. L’auteure dresse un inventaire tératologique, et nous voyageons à travers les pensées et les aventures de sœurs et de frères autosites doubles, atteints tantôt de nanisme, d’albinisme ou d’hypertrichose, et partageons l’autoscopie de la demoiselle Olympia Binewski. Dans un pays que l’on sait obnubilé par la génétique, l’hérédité, jusqu’à concevoir l’élaboration d’un corps parfait, le soumettant à des opérations de chirurgie esthétique, la romancière tend un miroir en anamorphose qui détruit les codes de la beauté et de la normalité, à la manière des théories du Queer qui ont remis en question les codes sexuels. Katherine Dunn met en crise les identités traditionnelles, les conventions, à l’image des convives du film Le Charme discret de la bourgeoisie(Buñuel, 1972), dans lequel les invités – personnages issus de la haute bourgeoise, des notables, mais en fait certains d’entre eux d’odieux trafiquants –, se retrouvent piégés par leur protocole puis mis en cage, devenus des spécimens zoologiques.
L’on peut s’étonner de la toute-puissance de la famille, notamment de l’autorité du père qui abuse d’un droit absolu sur son épouse (en la fécondant sans cesse et en s’en servant comme sujet d’expériences – une femme cobaye), et de vie et de mort sur ses enfants. D’ailleurs, K. Dunn cite « les principes behavioristes » et « la théorie de conditionnement opérant », « le pouvoir comme industrie familiale à destination des aliénés » et compare l’éducation au dressage du dompteur, d’un « chef (…) un fou ». Si nous poursuivons ce raisonnement, les aboutissements des pratiques du comportementalisme conduiraient-ils à une espèce de déviance dans laquelle un individu type serait créé pour une fonction type ? Dans Amour monstre, tous les moyens sont bons pour gagner de l’argent, c’est la réussite à l’américaine, à n’importe quel prix (donc, au moyen de manipulations génétiques). L’emploi de l’imparfait agence la métafiction ainsi que des moments de réel, une topographie des États-Unis, par exemple les haltes dans différents paysages et villes : « la seule industrie de la ville était le pénitencier» ou « une fête foraine en plein jour est déjà en soi une créature bâtarde ».
Les numéros extravagants de la famille Binewski, sous chapiteau, répondent au culte de la personnalité, à l’adulation des foules pour des participants, des acteurs qui se donnent en spectacle, culte du « para-religieux » qui « se fonde sur des phénomènes encore plus sidérants ».
À la place de l’asepsie et du glamour, l’auteure nous livre l’excrémentiel, l’ordure, les maladies, les infirmités, les odeurs pestilentielles, la mort. Une négation en quelque sorte du règne apollinien, du bon goût licite au profit du dionysiaque, du mauvais goût illicite, dangereux. La déconstruction des catégories (beau/laid, féminin/viril) repose sur une narration classique, bien écrite, claire, ce qui produit une étrangeté. En effet, la combinaison du genre épique avec le genre hyperbolique permet à K. Dunn le choix d’adjectifs compliqués, formant un corps-texte polymorphique. Le récit frôle l’horrifique à cause d’opérations scabreuses à même les chairs, de corps disséqués, d’amputations. Il s’agit de la segmentation de la matière, de recherche d’autonomisation, de fétichisation – une métaphore de la société marchande et de la réduction de l’individu à l’objet-fonction. Certains faits ne sont pas sans évoquer les processus sectaires et par exemple le drame du suicide collectif de la secte du Guyana en 1978.
Katherine Dunn élabore un inventaire des sévices sociaux et dresse un constat : « la société (…)respecte l’idée sur laquelle tout individu doit être prêt à risquer sa destruction totale sur un théâtre de guerre, en acceptant (…) sa promotion au grade de lieutenant, ou l’augmentation des profits de l’entreprise qui vend les munitions. Bon Dieu, cette idée-là, la société (…) exige purement et simplement que chacun d’entre nous l’adopte et la mette en pratique. Et elle vous fusillera si vous ne filez pas droit ». Cette « monstrueuse parade » est vue par « une naine de dix-sept ans aux joues roses, à la bosse violacée, aux yeux rougeâtres », à la « grande bouche dans le minuscule levier qui [lui] sert de mâchoire ».
Yasmina Mahdi
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