Amour, Colère et Folie, Marie Vieux-Chauvet
Amour, Colère et Folie, avril 2015 (initialement paru en 1968), 492 pages, 11,20 €
Ecrivain(s): Marie Vieux-Chauvet Edition: Zulma
Maison assiégée
Les trois récits qui composent le roman de Marie Vieux-Chauvet ont été composés en Haïti et publiés en 1968, valant à son auteur l’exil au cours de la dictature de Duvalier, Papa Doc – qui n’est jamais nommé, et pourtant dont la terreur qui imprègne les récits est omniprésente. Jusque-là, Marie Vieux-Chauvet, auteur secondaire de nouvelles essentiellement, apparaissait comme représentative de la bourgeoisie mulâtresse de l’île, acquérant avec Amour, Colère et Folie, véritable brûlot contre la dictature et son cortège de violences et d’injustices, le statut d’écrivain majeur. Car ces trois récits, apparemment indépendants les uns des autres, révèlent avec une justesse de ton terrible l’horreur qui baigne le pays.
La maison, la femme et la famille
Amour est le récit, à la première personne, d’une vieille fille, l’aînée des sœurs Clamont, dont l’aristocratie et les valeurs déclinent dans la ville provinciale régie par le commandant Calédu et les hordes de mendiants armés qui l’accompagnent. Eprise de son beau-frère, Jean Luze, Claire dessine la chronique d’une fin des temps, celle des préjugés de couleur et des valeurs rances du catholicisme et des grands propriétaires fonciers, au profit d’une nouvelle ère marquée par la libération des pulsions sexuelles et violentes les plus terribles. Le mélange de frustration et de colère qui anime Claire est à l’image de cette petite ville sous la coupe du commandant Calédu, annonçant les temps d’infamie qui vont suivre. L’histoire est censée se passer en 1939, période « creuse » de l’histoire haïtienne si l’on peut dire, qui suit la fin de l’occupation américaine et prépare l’avènement de Duvalier. Marie Vieux-Chauvet y décrit avec une lucidité désespérée la transition inquiétante entre deux ères également injustes et violentes, marquée par l’éternel renversement des rôles entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien, et dont la vengeance sera terrible. Le cercle familial offre une parfaite image de ces luttes de pouvoir. Claire, la plus foncée des sœurs, celle qui vit honteusement depuis toujours la marque d’infamie des ancêtres noirs dans un foyer de mulâtres, devient peu à peu le bras armé d’une violence qui n’épargne personne, pas même la placide et heureuse Félicie, sa sœur, et la caisse de résonnance d’une époque et d’un peuple. Si elle n’a jamais souffert les privations qu’endurent les paysans des mornes, elle porte en elle les stigmates de la peau noire et des rites vaudous anciens pratiqués en secret par le père, la violence centenaire des maîtres et la honte qui l’accompagnent et dont elle cherche à s’extraire en cherchant un bonheur amoureux et familial qui lui sera refusé, une fois de plus. La cellule familiale, avec les rapports de force qui se tissent entre les deux jeunes et jolies sœurs claires de peau et la mal-nommée Claire, les jeux de manipulation perverse et de masques permettent à la fois de montrer comment la gangrène de la terreur s’immisce au sein des foyers, n’épargnant personne, mais offrent aussi une vision privilégiée de la violence qui régit les rapports sociaux en Haïti à la veille de l’arrivée au pouvoir de Duvalier, qui se fera champion du « noirisme » et réparateur de torts – avec la violence que l’on sait. La violence sexuelle qui imprègne tout le texte est représentative de cette fureur de réparer les injustices dans la chair même des femmes qui ont représenté l’exclusion. Calédu viole une pauvre vieille fille et la mutile à tel point qu’elle ne peut plus jamais marcher normalement ; la jeune Annette se livre avec désespoir et frénésie aux mains des hommes qui convoitent sa blancheur et sa fougueuse jeunesse, finissant par épouser un noir parvenu qu’elle n’aurait pas même daigné regarder avant la mort de ses parents, et avant qu’il ne devienne riche et puissant. Quant à Claire, sa frustration de ne pouvoir prendre la place si convoitée de Félicie la pousse à la violence : d’abord dirigée contre sa sœur elle-même, elle finit par un étrange concours de circonstances par se tourner contre l’oppresseur, à travers un acte qui donne enfin sens à son existence d’araignée noire tapie dans l’ombre. Mais toute son existence recluse est marquée par la dénonciation d’une double violence, et de l’hypocrisie malfaisante qui gangrène ce monde vieillissant que vont emporter les Calédu. Le massacres des paysans du morne au lion par son orgueil de jeune maîtresse du domaine, quelque vingt ans plus tôt, l’exclusion des « filles mères », l’arrogance des possédants, la lâcheté de tous, la peur et la bêtise sont passés au crible de cette conscience lucide dont toutes les lignes ne sont qu’un appel à la liberté et la révolte au cœur même d’une maison bien fermée, isolée des regards et, dans une certaine mesure, des envahisseurs :
« La liberté est un pouvoir intime. C’est pourquoi la société y a tracé une limite. Mises à jour nos pensées feraient de nous des fous et des monstres. Le moins imaginatif cache en lui quelque chose d’effrayant. Nos innombrables anomalies suffiraient à prouver notre origine primitive monstrueuse. Brouillons que nous sommes. Et nous le resterons tant que nous n’aurons pas le courage de tailler notre route dans la broussaille enchevêtrée de la vie, pour marcher les yeux fixés sur la vérité » (p.101).
Cet espace intime de liberté, c’est celui du journal de Claire, mais aussi celui de la maison, véritable laboratoire de la violence en germe dans le reste de la société, dont Claire enregistre avec tant de lucidité tous les soubresauts, dénonçant l’ancien comme le nouvel ordre social entremêlés de mensonges, de peur, de lâcheté et de cette indicible violence qui éclatera dans les deux récits suivants.
La maison assiégée par les « autres », hommes noirs et menaçants empreints de violence et d’un désir de vengeance, est au centre de Colère, qui décrit aussi la chronique d’une famille aux prises avec « le gorille », homme en noir lui aussi qui se venge sur Rose de plusieurs siècles de domination des mulâtres sur les Noirs.
« Je suis un nègre, cria-t-il, et ce nègre-là vous crache à la figure. Horribles ! Êtes-vous tous qui voient partout le mal. Refoulés et d’esprit bâtard, vous salissez tous les sentiments nobles. Dieu, j’en suis certain, crache sur cette province, lui aussi, et un jour viendra où vous sentirez s’appesantir sur vous sa main vengeresse et terrible » (p.153, Amour).
Cette malédiction lancée par le bon Anselme à la population qui exclut Agnès Grandupré et l’amène au tombeau malgré son innocence, prend dans Colère un sens chargé d’ironie sinistre. Car la famille dont on occupe soudain les terres, dressant un mur le long duquel fourmillent des mendiants vêtus de noir et armés jusqu’aux dents, vit de plein fouet la déchéance et la vengeance des misérables sur ceux qui de toute éternité possèdent la terre et s’en emparent sans mesure.
« La maison en bois, de style colonial, ressemblait à toutes les maisons anciennes du quartier. Bâties entre cour et jardin, elles s’élevaient, surmontées de balcons à balustrades et de pignons en forme de chapeau, au milieu de vastes propriétés plantées pour la plupart d’arbres fruitiers, de chênes et d’acajous. Çà et là, des constructions modernes s’aplatissaient à leurs pieds, carrées de forme, sur des espaces restreints à cause du morcellement des terres. En les regardant, le grand-père se prit à regretter de n’avoir pas, comme les autres, vendu ses propriétés aux nouveaux riches et distribué l’argent à ses enfants » (p.227).
Tout, dans la description de la maison, évoque la noblesse d’antan et l’arrogance des propriétaires, aux yeux de ceux qui ne possédaient rien et « s’aplatissaient à leurs pieds » ; or ce domaine est le fruit du travail obstiné de l’aïeul, descendu des mornes avec quelques cabris et vaches, qui en d’autres temps a réussi à amasser quelques terres pour sa famille. Mais l’origine paysanne et valeureuse est bien oubliée lorsqu’il s’agit d’exercer une vengeance issue de la frustration sur les descendants, mulâtres arrogants qui doivent souffrir dans leur chair d’avoir quelque chose lorsque les autres n’ont rien. C’est Rose, la fille de la famille, à qui sera échu le rôle de « martyre », qui écartera les jambes avec passivité et résignation sous les assauts du gorille pendant un mois – épuisée et dolente jusqu’à en mourir – pour sauver la terre de son père, lâche jusqu’à l’aveuglement, qui laisse sa fille se prostituer. Mais ce n’est pas tant pour les quelques arpents de dignité que représente la maison, c’est parce qu’il croit encore avec la lâcheté des faibles qu’on peut s’en sortir, que Paul et Rose pourront encore échapper au pays et faire des études à l’étranger, que l’enfermement n’est pas encore absolu dans l’île changée en enfer.
Avec ce mur qui sépare les habitants de la maison de leur propriété, les nouveaux maîtres s’arrogent des terres, déjà « morcelées », et ces propriétés sont une synecdoque de l’emprise physique qu’exerce la nouvelle armée des gueux. Rose sera la victime consentante et expiatoire, la frêle et claire jeune fille sera l’instrument de cette humiliation des possédants. A l’exception du grand-père et du petit frère infirme, également fanatisés leurs rêves de justice divine et de grandeur passée, résidus absurdes d’une époque de droiture et de justice qui n’est plus, et n’a sans doute jamais réellement existé, toute la famille ferme les yeux sur ce que s’inflige Rose. Son frère Paul en souffre et désire tuer le gorille, mais échoue lamentablement, dans une tentative dérisoire et puérile de justice. Père et mère désunis par vingt ans de mariage sans amour se réunissent dans le même aveuglement et le même espoir, celui de sauver Rose et Paul des griffes des hommes en noir, alors qu’il est déjà bien trop tard pour l’héroïsme dont le père fait finalement preuve. Toute la famille est déchirée et morcelée, comme les terres l’ont été : si l’espace intime est le lieu de la liberté, il est aussi celui de la soumission au mal absolu qu’incarnent ces mendiants en noir armés – les macoutes, jamais nommés – et du déchirement de toutes les valeurs.
Si aucune allusion historique ne permet avec certitude de dater ce dernier récit, on sait que Simon, le poète français qui rejoint dans leur sombre misère ses amis haïtiens et délire avec eux sous les vapeurs de la terreur et du clairon, a combattu contre les Allemands jusqu’en 45, ce qui permet au moins avec certitude de savoir que l’action du récit se passe une fois Duvalier solidement ancré au pouvoir, après cette période de transition brutale qui a suivi le départ des américains. Affamés, les jeunes gens se saoulent pendant des jours et des nuits, n’osant sortir de peur d’être repérés par les diables qui les encerclent, qu’ils voient parcourir la ville à travers un délire plus réel que la réalité qui les entoure. Comme si eux seuls étaient capables de clairvoyance au milieu de la débâcle générale, et des compromissions n’est rien.
Enfin, les quatre jeunes poètes enfermés dans la misérable bicoque de René, le narrateur, huit jours durant, sont assiégés par leurs visions des « diables » qui les entourent, sinistre évocation des macoutes qui dirigent tous des autres. Le seul rapport avec l’extérieur, outre cette porte barricadée qui s’ouvre sur l’entrée successive des amis, Jacques, André et Simon, c’est le judas qui permet à André d’épier ce qui se passe dans la rue et dans la maison d’en face, celle de la belle et riche Cécile, dont il est amoureux. Mais tous les évènements de la rue, dans la première partie du récit, sont marqués par un délire cauchemardesque qui transforme la réalité que remettra au jour la seconde partie, sous forme théâtrale, au cours de laquelle les trois jeunes poètes –Jacques, le plus jeune, étant mort au cours de leur longue claustration – sont interrogés avant d’être exécutés pour atteinte à la sûreté de l’état. Là où les poètes hagards voyaient des cadavres déchiquetés par les fourmis et les rats, les autres ne verront que des cadavres de chiens, niant la violence réelle qui a cours pendant ces nuits d’apocalypse. Ainsi de ces vers qui scandent le récit et mêlent la réalité des rondes de macoutes au délire des poètes terrifiés et ivres :
Les diables ouvrent les portes de l’Enfer
S’échapperont par milliers
Noirs, rouges, rutilants d’armes et d’or
La voix qui s’élève pour dénoncer l’enfer à ciel ouvert dans lequel vit Haïti est encore marquée par l’enfermement lucide et la peau de « sang-mêlé », qui le porte à la frontière entre les deux classes qui se partagent pouvoir et violence dans le pays depuis des siècles. Fils d’une « négresse des mornes » qui s’est tuée au travail pour le nourrir et d’un mulâtre blanc des meilleurs milieux pour lequel Angélie travaillait comme bonne en assouvissant en prime ses besoins sexuels, tant il est vrai que dans tout le roman le corps de la femme est l’enjeu du pouvoir, René est « couleur de pet », comme dit sa mère ou de « caca de poule », il est partagé entre ces deux mondes que définissent les frontières de couleur en Haïti. Pas assez clair pour être un mulâtre de haute condition, et pas assez noir pour se sentir pleinement appartenir à ce « peuple » que se targue de représenter Duvalier, il est, comme Claire, comme les personnages de Colère qui se partagent la narration, l’un de ces êtres d’entre-deux mondes au regard lucide, en dépit de l’ivresse, qui refuse de trancher pour l’une ou l’autre des deux terreurs imposées par les possédants. Comme Simon, pour d’autres raisons, rescapé de la deuxième guerre mondiale et refusant à jamais de tremper dans une autre « sale guerre ».
Le courage et la lâcheté
Mais si la maison, comme l’île tout entière, est assiégée par des diables rutilants et menaçants, si tout l’univers s’embrase dans une flambée de violence et de terreur digne des récits apocalyptiques, l’autre versant de cette horreur est la lâcheté qui caractérise les personnages qui se terrent dans leurs maisons, et que dénonce avec force la romancière. L’atmosphère de fin du monde est hérissée de visions d’enfer qui contribue à plonger les personnages dans une terreur absolue, coupant aux uns toute force, encourageant les autres à prendre des initiatives d’autant plus risquées qu’elles sont dérisoires dans ce cataclysme qu’engendre la violence :
« La lumière m’aveugla. Les yeux fermés, je lançai la bouteille de toutes mes forces sur le pavé. J’entendis la bouteille se fracasser. Le sol se déroba sous mes pieds. Au même instant, les tambours grondèrent, les lambis rugirent, les vaccines et les flûtes sanglotèrent. Leurs sons mêlés, lointains d’abord, grossirent et se répercutèrent. Les montagnes s’épaulèrent, masses compactes vertubleu cernant la ville, marchant sur elle, lentement, inexorablement. Tout commença à chavirer : les arbres, les maisons, les rues. Tout se mélangea, s’aggloméra, s’agglutina pour ne former qu’un bouillonnement de laves écarlates où se débattaient en hurlant les habitants de la ville » (p.455).
Dans cette vision terrifiante et fantasmée de l’enfer, s’impose aux personnages qui peuplent les trois récits une résolution : accepter la peur ou résister. C’est à la lâcheté qui les a menés à une telle apocalypse qu’invite à réfléchir Marie Vieux-Chauvet, quand elle fait ses personnages s’interroger sur toutes leurs compromissions passées, qui ont abouti peu à peu à la « folie » dans laquelle ils baignent désormais avec terreur. Claire a condamné, comme les autres, les jeunes camarades de classe qui avaient « failli » ou que les jugements calomniaient, leur fermant sa porte. Le père de Rose et Paul a accepté d’être dépossédé de ses terres tout d’abord, de livrer sa fille ensuite – après d’autres compromissions moins braves, plus subtiles. Paul alors se demande avec effroi :
« D’où viennent ces hommes ? Et qui est leur chef ? Ils ont surgi brusquement dans le pays et nous ont occupés sans que nous ayons rien fait pour nous défendre. Sommes-nous devenus à ce point faibles et inconsistants ? Nous vivons dans la terreur, foulés aux pieds par des milliers de bottes » (p.306).
Le grand-père et l’infirme sont tués sous les balles des usurpateurs, et avec eux s’écroule l’espoir qu’une génération d’hommes courageux s’élève avec le petit infirme. Avec la mort de ce noble patriarche biblique qu’est le grand-père, qui parle par paraboles et tente d’émouvoir les cœurs à la vertu et la justice, c’est à la fois le passé qui s’écroule, celui d’une certaine grandeur perdue, mais aussi l’avenir qu’incarne l’enfant.
« Ecoute bien ceci : Quand les riches et les puissants pataugent dans l’illégalité, ils veulent étouffer la voix de la justice et ils oublient les yeux de Dieu » (p.275).
Ces « yeux de Dieu » que le vieillard entend promener sur toute la famille, dénonçant l’alcoolisme de la mère et le vice auquel se livre Rose, apparaît comme la voix d’un passé devenue inaudible dans le fracas de la violence. L’assassinat du petit infirme marque bien la fin de toute espérance, puisqu’il devait incarner ces nouvelles générations d’hommes courageux, prêts à défendre leurs terres et leur honneur au prix de leur vie. Mais c’est la mort de Rose qui marque la fin de tout espoir pour la famille – et le pays : car donner son corps n’est pas un « moindre mal », c’est le début de la mort, celle de l’âme qui précède celle du corps. Se livrer au Malin, pour reprendre la phraséologie biblique du digne grand-père, c’est pactiser avec lui et accepter le morcellement du corps et de l’âme, c’est renoncer à son humanité pour n’être plus qu’un « gorille » ou un mendiant loqueteux, rendu fou par le clairin et la faim, pour qui la mort donnée à coups de balles n’a guère plus de sens que la misère séculaire dans laquelle sa vie n’est qu’un hasard plus ou moins durablement acquis.
L’une des causes de cette lâcheté universelle, c’est la peur antique dans laquelle les rites et croyances vaudous maintiennent les Haïtiens, du plus bas au plus haut de la société, même dans les classes les plus franchisées, comme le père des sœurs Claymont qui ne tient ses paysans asservis que parce qu’il sacrifie aussi, secrètement, aux lois et accepte leur puissance. Les poètes enfermés par leur propre terreur et prêts de mourir de faim ont une telle peur de ces lois qu’ils n’osent boire le sirop qui jonche les plats-marrasas et qui a été attribué aux loas, alors même que leur situation ne peut guère empirer et que la terreur est à son comble dans cette ville fantastique que peuplent les rats affamés et les diables rutilants. René Depestre condamnera avec la même verve l’emprise du vaudou sur le peuple pour le maintenir dans la terreur et assoir la puissance des Duvalier père et fils, et de ses sbires. La romancière marque ici l’hypocrisie d’une société qui se dit libérée des préjugés, notamment ceux de couleur, et enracine de fait son pouvoir dans les racines les plus rances de la frustration et de la peur : volonté de revanche sanglante des Noirs contre les mulâtres et les Blancs, terreur des loas qui empêchent toute action, collective ou individuelle.
Le roman, paru en 1968, ne pouvait évidemment pas être diffusé et lu sans déclencher la colère des puissances en place : écrit par l’une de ces claires mulâtresses qui prennent la parole dans une société qui veut leur faire ravaler leur morgue passée, il dépasse de très loin les questions de couleur, centrales dans la société haïtiennes, pour en faire l’une des causes de la violence qui règne dans l’île et dénoncer à la fois la violence absolue d’un régime « diabolique », qui dévore un pays et ses femmes, mais aussi la lâcheté de tout un peuple qui s’est laissé faire, bercé par les malédictions des houngan inféodés au régime. En dénonçant avec une telle puissance la manière dont le régime en place joue sur les complexes les plus anciens et sur les attachements populaires pour justifier une terreur implacable, Marie Vieux-Chauvet a pris la voie de l’exil, quittant Haïti pour s’éteindre en 1971, à New-York. La réédition de ce magnifique roman ne doit pas être l’occasion d’une simple curiosité pour cette grande voix haïtienne, encore moins comme la plongée dans un « témoignage » d’une époque révolue. La terreur n’est jamais révolue. Les compromissions qui font le lit de la violence sont le lot de tout le monde, à tout moment, dans tout pays. Il me semble que cette réédition doit donner d’un sens nouveau ce roman ô combien puissant et provocateur, sous ses airs de calme confession de vieille fille. Il nous engage à la liberté de conscience et à la lucidité, mais aussi au courage, qui doit nous permettre de nous hisser au-delà des fausses croyances dont on essaie de nous abreuver pour mieux nous maintenir sous la coupe d’un pouvoir qui n’est jamais complétement juste si on le laisse déborder et exercer sa violence constitutive.
Claire Mazaleyrat
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