Alphonse Boudard, La Table Ronde, La Petite Vermillon (par Philippe Chauché)
Les combattants du petit bonheur, 424 pages, 8,90 €
L’hôpital, Une hostobiographie, 365 pages, 8,90 €
« Boudard n’est pas écrivain noir, c’est un écrivain qui broie les couleurs. Non pas Soutine, mais Vlaminck avec ce côté joyeux qu’a parfois la férocité », Michel Déon
« Vous êtes là, vous, combattant du petit bonheur… faraud, bravache avec votre pétoire, derrière vos sacs de sable… le doigt sur la détente. Vous jouissez de la guerre, du beau temps qu’il fait. C’est la griserie, merde ! la foiridon… alors les manœuvres de ceux qui veulent prendre le pouvoir à l’Hôtel de Ville… ceux qui jouent au poker menteur en coulisses… aux échecs, à je ne sais quel jeu… on s’en cogne la crosse » (Les combattants du petit bonheur).
Les combattants du petit bonheur est le roman de la mémoire vive de l’écrivain, celle des souvenirs galopants, une mémoire vivante, comme l’est le style d’Alphonse Boudard. Sa langue : l’argot, ce sel de la langue, cette encyclopédie de la rue, des bistrots et des bordels, ce dictionnaire populaire où les mots claquent, s’interpellent, éclatent de rire, se bousculent, galopent, chahutent et nous enchantent. C’est le roman de la jeunesse parisienne, du cinoche, des flirts, de la guerre qui s’annonce, et qui éclate, celui des chapardages, de l’insolence, des coups de feu, des pulsions et des rêves, des regards qui brûlent, de la résistance et de la libération de Paris. L’argot d’Alphonse Boudard, mitonné, a pris le temps de croiser d’autres langues, de se laisser séduire par d’autres mots, venus de quartiers ignorés, de les embrasser, de les bousculer. La langue, lorsqu’elle vit et résonne, résiste sans craindre de perdre sa grâce légère, sa fluidité, sa saveur, comme l’écrivain en devenir dans les années 40, elle fait ses classes. Alphonse Boudard fait ses classes aux côtés de Tatahouine – « Il déblatère tu et à toi… cor et à cri. Il avertit, harangue, vaticine, sermonne, pérore, tartine… persuasif, ricaneur, protecteur ou conseiller selon l’auditoire… les rencontres ! » –, Albert, Stéphane, la Boiteuse, Musique – « il prenait n’importe quel instrument minable… il tâtonnait… hop ! il partait, il improvisait » – ou encore Bouboule, qui lui a donné la passion de livres d’Histoire – « s’il se faisait jeter du bistrot, il poursuivait sur le trottoir son récit mimé… la mitraille… il se couchait, rampait, bondissait ! ».
Les combattants du petit bonheur est le roman de ces années 40, dont les traces sont sous nos yeux, ces années de guerre, sous l’œil de Pétain – « À la maison, à l’église, à l’école, dans les bistrots, dans les bordels, le portrait du Maréchal… les phrases immortelles du Maréchal ! La moustache blanche du Maréchal, son regard bleu qui fixe la France éternelle » –, mais aussi le roman des tricheurs, des frères d’armes, des trahisons, du marché noir et des sourires en coin, des folles attirances, le roman d’une défaite, puis d’une victoire les armes à la main, le roman de l’insouciance, des coups tordus, et des éclats de rire, de la mort qui frappe là où elle n’était pas annoncée. Un roman de la rue, dans la rue.
« On entend des conversations au milieu de la rue… des mémères, des locataires, des quidams, des passants, des inconnus. On parle d’une Solange, vous savez bien la fille du bouquiniste, cette petite putain ! On l’a vue avec des Allemands… des S.S., ça précise pour lui noircir son papelard à la Solange ! Elle a de jolies boucles blondes… ça fait des jalouses, les boucles blondes… et puis ses mignons petits seins qui furent palpés par des paluches teutonnes ».
Alphonse Boudard saisit cette France, ces français qui en un tour de main passent du Maréchal à De Gaulle, du RNP au FFI, il les dessine, les saisit, leur donne chair et sang. L’écrivain est piquant, il ne surligne pas leurs traits, leurs perversions, leurs trahisons, leurs mensonges, il les offre dans un grand éclat de rire, dans une floraison de phrases affutées. Il bouscule les légendes et l’Histoire de France, et nous confie la sienne. Alphonse Boudard ne prend pas de gants, il écrit comme l’on se faufile dans la nuit pour voler quelques pommes de terre, le vélo d’un Boche, comme l’on se lance dans une aventure, pour l’aventure. Les combattants du petit bonheur est un beau roman d’aventure guerrière, où les mots éclatent comme des grenades, où les amours clandestins, les réparties, les nuit blanches, la fureur, brillent d’un éclat rare. Le style de la liberté et la liberté du style. On pense au Chagrin et la Pitié, mais ici point de chagrin, et pour la pitié, c’est encore moins certain.
« J’ai vingt-six ans, encore l’âge bête. Je viens de tomber tubard. J’entame une drôle de tranche de vie… toutes les couleurs et les douleurs muettes et parlantes ! Ça va se bousculer à mon portillon… les petits coups de seringue, de scalpel… les grands coups de lattes ! Je vais savourer la maladie, me faire une petite idée… ».
L’hôpital est un autre combat, une autre bataille. Le narrateur ne porte ni mitrailleuse, ni grenade à la ceinture, ni brassard libérateur, mais il se glisse, dans un autre monde, invisible, destructeur, incendiaire – « C’était la guerre totale dans nos carcasses » –, se faufile à découvert à Bicêtre, à Cochin avec Tatave et ceux de la Légion, avec la mère Marcoussi – « elle raffinait dans le venimeux, l’art de déplaire, l’acrimonie » –, Delétang, puis à Brévannes – « Ce dépotoir ! Les combattants du petit bacille» : les abonnés aux sanatoriums, des anciens tolards, légionnaires, alcooliques, ouvriers et retraités, des exclus et des pauvres, qui pour certains ont trouvé là leur asile protecteur. Ils toussent, crachent du sang, cachent leurs bouteilles sous leurs matelas, et pour certains meurent dans un dernier souffle. A leurs côtés dans cette guerre partagée, les infirmières, les internes, les médecins, et des rencontres uniques : Bouzon – « Il me reste de lui un peu d’amitié que je garde pour les mauvais jours… ». Alphonse Boudard a l’art d’en saisir les lignes, les mots, les excès, les regards perdus, les colères, les résignations, les coups de gueule, les éclats de rire. Tous ces personnages sont vivants par le miracle de l’art romanesque, la langue de l’écrivain leur offre une seconde vie, une belle chair, ils sont touchants, troublants, agaçants, terrifiants, palpitants et parfois ridicules.
Nourri de ce qu’il a vécu, à la guerre comme à l’hôpital, dans son théâtre des opérations que sont les sanatoriums, Alphonse Boudard écrit. Il écrit avec style et force, et sa petite musique de chambre est unique, ponctuée en suspension par ces points qui donnent à ses phrases ce tonus, des points qui suspendent le temps, lui donnent un rythme, une respiration, le font chanter, cette dynamique, cette dynamite, cette grâce, est l’une des manières d’être écrivain, et Alphonse Boudard le fut à hauteur d’homme.
Philippe Chauché
Alphonse Boudard a construit livre après livre une biographie romanesque de ses années de guerre, de prison, d’hôpitaux. La Table Ronde réédite ses romans dans sa belle collection La Petite Vermillon : La Cerise, La Métamorphose des cloportes, Le Café du pauvre. D’autres de ses romans restent au catalogue de la Table Ronde.
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