Along the railroad tracks, Une histoire allemande, Roger Salloch
Along the railroad tracks, Une histoire allemande, octobre 2017, trad. anglais américain Olivier Maillart, 161 pages, 19 €
Ecrivain(s): Roger Salloch Edition: Editions Maurice NadeauBerlin, 1935.
Le jeune peintre et professeur de dessin Reinhardt Korber vit douloureusement la déconsidération et la déchéance de sa discipline dont la direction du lycée réduit drastiquement le financement dans un système éducatif nazi qui a d’autres priorités et pour qui l’art est une expression décadente.
L’avant-veille on lui a dit que l’école n’était pas là pour former des barbouilleurs dégénérés. L’école, ça sert à former des esprits jeunes et des corps jeunes et au diable leur talent !
Parmi les rares élèves du lycée qui fréquentent encore les cours de Korber, Lotte, âgée de seize ans, et Rebecca, un peu plus jeune, deux amies inséparables depuis l’enfance, sont les préférées de l’enseignant.
Korber, Rebecca et Lotte sont les personnages principaux de ce roman sombre et passionnel, dont l’intrigue est construite sur leur trouble relation triangulaire qui évolue en étroite correspondance avec le contexte historique du lavage des cerveaux de la jeunesse allemande par le régime nazi et de la montée paroxystique de la haine des Juifs.
Car la famille de Lotte Schmidt est nationaliste.
Car la famille de Rebecca Wasserstein est juive.
Quand Korber croise le père de Lotte :
Ah ! Herr Schmidt. Une silhouette comme la sienne, si parfaitement à sa place dans un tel environnement…
Quand le même Korber rencontre les Wasserstein :
Tous les membres de la famille de Rebecca marchent serrés les uns contre les autres.
Par ces deux simples phrases traduisant la vision de Korber, le narrateur exprime dès les premières pages l’état d’esprit de chacune des deux familles, symptomatique de l’atmosphère qui règne dans les villes allemandes en 1935, symbolisée au regard du peintre par l’omniprésence de la couleur noire. Tout au long du roman, le narrateur voit, sent, juge, interprète ainsi le régime hitlérien par les yeux du professeur qui exècre le nazisme dans l’absolu secret de ses pensées.
Le quotidien de la dictature n’est pas ici décrit dans ses manifestations spectaculaires. Il se traduit par l’évocation ponctuelle, subtile, presque parfois subliminale d’un espionnage latent, de tracasseries administratives suspicieuses, de peurs individuelles, d’une censure tatillonne et d’une autocensure prudente, d’agressions personnelles (la scène au cours de laquelle Korber subit un tabassage en règle en pleine rue de la part de membres des jeunesses hitlériennes pour la simple raison qu’il enseigne les arts et, circonstance aggravante, à une élève juive, ce qui fait de lui un décadent et un ennemi de l’idéologie officielle, est simplement racontée par la victime dans le fil du récit comme un fait divers anodin). Cette banalisation dans la narration rend peut-être plus présente, plus prégnante l’emprise du système et la paranoïa qu’elle provoque que ne le feraient des mises en scènes théâtrales.
Il jette un œil par-dessus son épaule. Bien entendu. Pratiquement tout le monde jette un œil par-dessus son épaule.
L’intrigue se noue et s’étrangle brusquement, vers le milieu du roman, quand Lotte, amoureuse du professeur qui semble a priori ne guère s’en rendre compte, et persuadée que Korber lui préfère Rebecca, sous le coup d’une imagination passionnelle et morbide qui s’emballe et lui fait voir ce qui n’est pas, devient soudainement violemment jalouse de son amie de toujours, et effectue auprès de l’administration du lycée une dénonciation calomnieuse, exemple d’une démarche qui est devenue l’un des instruments de la dictature. Car Korber dérange. Korber n’est pas conforme à l’image idéale de l’homme viril du Troisième Reich. Korber échappe, par l’art, au conditionnement, à l’acculturation, à la mise en rangs, à la marche raide et rectiligne… Donc Korber est coupable de ce qu’il n’a pas fait. Pourtant Korber n’a rien d’un activiste, d’un opposant déclaré. Au contraire, Korber, à certains moments, bien que très lucide la plupart du temps sur l’absurde démence qui frappe l’Allemagne, est un personnage « ailleurs », décalé, « à côté de la plaque » d’après son unique ami, hors cadre, trans-contextuel ou, mieux, extra-contextuel que ne renierait peut-être pas Kafka. A d’autres moments, il n’est pas loin de ressembler à l’Etranger de Camus.
Parfois, la nuit […], Korber met en scène ses fantasmes […]. Il s’épie dans le miroir, rêve d’utiliser le pistolet de son père. De l’utiliser sur l’un d’eux…
[…] Il n’a jamais été un homme violent.
La sanction disciplinaire qui le frappe pour ce qu’il n’a pas fait le punit évidemment pour ce qu’il est, et pour ce qu’il n’est pas.
Suspension immédiate de tous ses cours du soir. En septembre, mutation pour une école dans les Sudètes […] Il aura intérêt à marcher droit. Et à commencer chaque leçon par une citation du Völkischer Beobachter. Et à se couper les cheveux…
Normalisation…
La suite du roman est sombrement éblouissante. Le rythme s’accélère. Les phrases sont plus brèves. Ce qu’il advient de Rebecca devait fatalement advenir dans ce contexte. L’amour fou qu’éprouve Lotte pour son professeur prend une tournure inattendue, qui emporte le peintre dans un dangereux tourbillon. Le personnage de Korber en plein désarroi y gagne une densité rare et dégage une aura émotionnelle si impressive qu’elle oblige le lecteur à une puissante empathie.
Il ramasse quelques pierres du ballast. Il les jette dans les ténèbres. Puis il se frappe avec les cailloux […]. Il frappe sa faible conscience. Il la frappe comme si c’était une lumière, et qu’il voulait la faire partir. Mais elle ne partira pas.
Un roman pénétrant, remarquablement bien servi par la traduction d’Olivier Maillart.
Patryck Froissart
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