Alma, J-M G. Le Clézio
Alma, octobre 2017, 343 pages, 21 €
Ecrivain(s): J-M G. Le Clézio Edition: Gallimard
Alma s’inscrit dans le droit fil de la plupart des romans de J-M G. Le Clézio, dans leur thématique obsédante, celle du voyage, de la quête, de la trace perdue de ce qu’il faut retrouver. Lire Alma, c’est se replonger dans cette atmosphère à la fois intime et étrangement décalée au sein de l’espace-temps du Chercheur d’or ou plus particulièrement du Voyage à Rodrigues, longue pérégrination solitaire sur les pas effacés/reconstitués du grand-père de l’auteur, ce grand-père lui-même chercheur solitaire sur les chemins secrètement parcourus par les pirates de l’Océan Indien dont la légende veut qu’ils aient enterré leur fabuleux butin dans cette petite île des Mascareignes perdue dans l’océan.
Alma, c’est cette autre île des Mascareignes, Maurice, pays où ont migré au XXVIIe siècle, où ont vécu, où ont procréé les ancêtres de J-M G. Le Clézio, où résident toujours bon nombre de leurs descendants, d’où sont repartis, au fil des générations, d’autres membres de la lignée, les uns vers d’autres horizons, les autres pour un retour en France, terre des origines.
C’est donc une histoire ressemblant de près ou de loin à celle de sa parentèle que raconte ici J-M G. Le Clézio, le destin d’une famille à qui l’auteur a attribué le patronyme de Felsen.
Le récit reconstitue, de façon non linéaire, très fragmentée, l’ascension sociale puis la décadence des Felsen, du premier du nom qui a débarqué à l’Île Maurice, Île de France à l’époque, jusqu’à la disparition présumée du dernier Felsen franco-mauricien.
Le caractère plurivoque de la narration permet la juxtaposition, voire la confrontation des points de vue, au travers des époques et des lieux. Deux narrateurs à la première personne dominent dans une alternance régulière de voix :
– Jérémie Felsen, né en France d’un grand-père qui a fait le chemin inverse, de Maurice pour une re-transplantation dans la terre originelle.
– Dominique Felsen Laroche, dit Dodo, ultime représentant des Felsen vivant à Maurice.
Jérémie Felsen, poussé par le besoin de retrouver l’endroit où son grand-père a ramassé, avant son exil inversé, une roche étrange qu’il lui a léguée, une « pierre de gésier » sensée être un des rares vestiges du dodo, l’oiseau emblématique des Mascareignes exterminé par les premiers colons, découvre l’île.
Dodo, le personnage le plus marquant, le plus attachant du roman, est un sans domicile fixe itinérant considéré comme un simple d’esprit. Horriblement défiguré à l’adolescence par une maladie que lui a transmise une prostituée, Dodo, devenu orphelin après que ses parents ruinés ont été chassés du domaine familial par un nouveau riche qui s’en est emparé, erre dans ses souvenirs, rejoue, avec talent, chaque fois qu’il le peut, sur des pianos de hasard, les pièces qu’il a apprises avant sa maladie, foule en boucle interminable les mêmes sentiers, et veille à ce que ne disparaissent pas, sous l’usure du temps, les noms de ses ancêtres gravés sur une stèle isolée dans un cimetière en partie à l’abandon. Son récit, fortement caractérisé en focalisation interne, transcrit de façon très personnalisée par sa syntaxe, par l’usage ici et là du créole mauricien, et par ses références culturelles, sa représentation confuse du monde insulaire qu’il arpente de manière circulaire jusqu’au jour où il émigre en France.
« Maman Laros est allée au cimetière Saint-Jean, et bien sûr à cause de tout ça Papa est mort, il a eu sa crise au cerveau et il est tombé par terre dans sa chambre en ronflant et en faisant ses bruits d’eau qui coule. Il met plusieurs jours à partir, alors il est tout blanc sur son lit et sa barbe qui pousse encore ».
Bien que ces deux-là ne se rencontrent jamais, leurs chemins s’entrecroisent, se suivent, s’éloignent, dans un entrelacement de trajets, d’itinéraires, de marches, dont le point centripète, ombilical, maternel, est tout naturellement l’ancienne maison Felsen, opportunément nommée Alma, appellation reprise dans le titre qui l’étend à l’île tout entière.
L’identité du petit nom gâté de Dominique – Dodo – et de l’appellation vulgaire donnée au dronte solitaire éteint met en jeu une similitude tragique de destin. Dominique, dernier de son espèce, n’existe plus en tant que Felsen : quasiment tout le monde a oublié son vrai nom, dont le seul fait de se prévaloir lui vaudrait d’être confirmé dans la posture du simple d’esprit que la société lui attribue et lui attirerait maintes railleries (de la même façon, les chasseurs colons se moquaient de la prétendue niaiserie et de la démarche maladroite du dronte…).
Le destin tragique de l’oiseau emblématique se rejoue en ce Dodo Felsen qui, en quelque sorte, le réincarne.
Jérémie ne connaît pas l’existence de ce cousin.
Se rencontreront-ils ?
L’auteur joue sur cette éventualité en entretenant un flou artistique sur les temps respectifs des deux narrations, non datées.
Dans la trame de ces trajectoires narrativement entrelacées apparaît de façon récurrente une fascination pour les toponymes et les patronymes, pour ces noms importés de France et d’Europe, d’Inde, de Madagascar, d’Asie, et surtout pour ces noms donnés par les maîtres aux esclaves dépossédés de leur identité originelle… Sous la forme d’inventaires classés, dans le prologue, ou de jaillissements au hasard des itinéraires respectifs des personnages, ces noms réactivent la mémoire socio-historique de Maurice par leurs multiples résonnances.
« Les noms apparaissent, disparaissent, ils forment au-dessus de moi une voûte sonore, ils me disent quelque chose, ils m’appellent, et je voudrais les reconnaître, un par un, mais seule une poignée me parvient […] Ils sont la poussière cosmique qui recouvre ma peau […] De tous ces noms, de toutes ces vies, ce sont les oubliés qui m’importent davantage, ces hommes, ces femmes que les bateaux ont volés de l’autre côté de l’océan, qu’ils ont jetés sur les plages, abandonnés sur les marches glissantes des docks, puis à la brûlure du soleil et à la morsure du fouet ».
Interrompent le cours de la double narration d’autres voix, celles de personnages symboliques de l’histoire locale, à qui J-M G. Le Clézio donne (redonne) la parole et qui se racontent : Histoire de Topsie, Histoire de Marie Madeleine Mahé, Histoire d’Ashok, Histoire de Saklavou… Chacune de ces vies rappelle l’origine, l’arrivée, libre ou forcée, d’une des grandes composantes ethniques du peuple arc-en-ciel mauricien.
Au gré des chemins se font les rencontres, bonnes ou mauvaises.
Les pas de Dodo le conduisent toujours aux mêmes endroits, familiers aux lecteurs connaissant l’île (Saint-Paul, La Louise, la rue Saint-Jean, le cimetière du même nom, Rose-Hill…), sa ronde sans fin le ramène vers les mêmes personnes (Mme Honorine, Missié Zan, Yaya, Béchir…). Parmi les rencontres inattendues, celles de bandes de voyous qui le tabassent, et celle de Vicky qui va rompre les lignes et l’emporter en France.
« J’imagine que je pars là-bas en France, dans le grand avion, et j’ai peur. C’est un trou devant moi comme si je tombe en marchant la nuit dans les cannes. Chaque jour depuis que je gagne le pari de Missié Hanson, je vais à pied et en bus pour voir ces endroits que je ne vais plus voir, je crois que c’est ça qu’on doit faire au moment de mourir ».
Les routes de Jérémie croisent, entre autres, celle d’Emmeline, une lointaine parente qui remue pour lui les histoires de famille, celle d’Aditi, une fille sauvage qui a fait le choix de vivre la vie libre de ses aïeux marrons dans les lambeaux de forêt encore préservés en suivant l’exemple de Damayanti partie à la recherche de son mari le roi Nala, celle d’une présumée descendante de Surcouf, et celle, saillante, douloureuse, de Krystal, jeune prostituée de qui s’éprend le jeune Felsen, Krystal qui apparaît et disparaît au grand désespoir du visiteur dans un jeu de piste qui inscrit dans le récit de nouveaux itinéraires.
« J’ai décidé de partir à sa recherche. Remonter tous les chemins qu’elle a parcourus, à Flacq, à Phoenix, à Bagatelle, au Caudan… »
Quelle richesse romanesque ! Quelle plaisante complexité d’écheveaux narratifs ! Quelle variété de personnages ! Quelle puissance créatrice dans la construction des caractères des principaux d’entre eux ! Quel pouvoir d’évocation dans la description des lieux ! Quelle érudition dans la reconstitution des faits historiques contextuels ou passés ! Quelle lucidité dans l’approche sociologique de l’île ! Quelle aisance dans les sauts et ruptures de points de vue ! Quel humanisme, mais aussi quel réalisme sans indulgence benoîte dans la vision globale de ce microcosme social !
C’est du J-M G. Le Clézio.
Quoi d’autre ?
Patryck Froissart
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