Allons-nous renoncer à la liberté ? Une feuille de route pour affronter des temps incertains, Carlo Strenger
Allons-nous renoncer à la liberté ? février 2018, trad. allemand Laurence Richard, 160 pages, 16 €
Ecrivain(s): Carlo Strenger Edition: Belfond
Carlo Strenger n’est pas un homme politique (il est trop honnête pour cela), mais une intelligence politique dont on aimerait pouvoir dire – pour le déplorer – que l’espèce en est éteinte en France. Cela voudrait dire qu’au moins elle y a existé. En réalité, elle n’y est jamais apparue (ou alors, si un représentant de cette espèce s’est aventuré chez nous, il n’a guère laissé de trace de son passage). Carlo Strenger se revendique de la « gauche libérale ». L’épithète ne doit pas prêter à confusion et être prise au sens qu’elle revêt en économie : en France comme ailleurs, il y a déjà beau temps que toute une partie de la gauche s’est convertie, à travers le projet européen, à un mélange délétère de libéralisation et de bureaucratie. Elle n’a plus d’yeux que pour la « société liquide » où tout est objet de consommation et pour les « villes-monde ». Malheureusement pour eux, le prolétariat, les petites gens, ne sont ni liquides, ni solubles dans la mondialisation marchande et marchante. Carlo Strenger est « libéral » au sens anglais du mot et, dans son essai Allons-nous renoncer à la liberté ? Une feuille de route pour affronter des temps incertains, s’affirme en disciple du grand historien des idées Isaiah Berlin, Juif russe (il est né à Riga) installé en Grande-Bretagne.
une référence à peu près inconnue en France, pays qui proclame fièrement au fronton de ses édifices publics une allégeance conjointe à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, mais dont la production législative s’enrichit chaque jour de plusieurs centaines de pages, finissant par former une masse que plus personne n’est capable de dominer. Le problème est connu : la liberté et l’égalité ne sont pas compatibles et, en France, la liberté inquiète, d’où l’hypertrophie législative.
Carlo Strenger penche très clairement en faveur de la liberté et estime que celle-ci n’est pas acquise une fois pour toutes. Si les pays d’Occident, entendu au sens large (en y incluant par exemple l’Australie, la Nouvelle-Zélande et Israël) sont riches d’une tradition libérale, tandis que d’autres pays, nullement insignifiants (la Chine et, dans une certaine mesure, la Russie) ne font que passer d’une forme d’autocratie à une autre, cela s’explique par le fait que l’Occident lato sensu fut le théâtre d’un processus qui ne s’est pas déroulé ailleurs, par lequel « l’individu n’est plus assujetti au collectif. La seule fonction légitime du collectif – qu’il s’agisse d’une ville ou d’une nation – consiste à se mettre au service du bien-être de l’individu » (p.21). Cet « héritage de liberté » (pour reprendre le titre d’un opuscule de l’économiste canadien Stephen Leacock) est menacé par les totalitarismes d’essence politique (communisme, nazisme) ou politico-religieuse (islam), auxquels s’ajoute depuis déjà un certain temps un autre adversaire, plus subtil et plus sournois, l’avachissement induit par le consumérisme et l’hédonisme. Carlo Strenger prend au sérieux un prophète de la décadence occidentale tel que Michel Houellebecq (que la gauche française ne reconnaît pas spécialement comme un des siens). Strenger remarque que chacun veut bien profiter de la liberté, mais que de moins en moins de monde envisage de la défendre, fût-ce au prix d’un sacrifice minime (aller voter) : « […] une grande part des citoyens du monde libre ne prennent pas leur liberté au sérieux et ne sont pas disposés à défendre leurs opinions et l’ordre politique » (p.13). Comme Christopher Lasch, il observe que les actuelles castes dirigeantes ne s’investissent plus dans les domaines culturel, social et académique, à la différence de ce qui se produisait encore au XIXesiècle (p.47). Les patrons du CAC 40 passent-ils commande d’opéras ou de symphonies, comme le faisaient d’obscurs potentats de jadis ? Mais ce désengagement collectif ne trouverait-il pas son origine dans le fait que la liberté est, au fond, un cadeau empoissonné, puisque la chute dans l’immanence nous a rendus responsables de la qualité de nos vies – charge insupportable ? Tout se passe comme si l’homme moderne, à peine libéré de la tutelle religieuse, avait pris peur de sa liberté nouvelle et avait couru se réfugier dans les bras de l’État. Comment ne pas voir qu’au moment où la religion se retirait dans la sphère privée, l’État a occupé l’espace vacant ?
Dans une formule que Strenger cite au début de son livre, Rousseau relève un paradoxe (« L’homme est né libre et pourtant partout il est dans les fers »), qui peut aussi bien s’expliquer par la peur de la liberté. Seul changement : « […] la peur ressentie à l’égard de nos propres désirs s’est affranchie des prescriptions religieuses : la punition des péchés n’est plus l’enfer, mais le surpoids, la mauvaise forme et, potentiellement, l’infarctus » (p.89). La liberté se voit ainsi attaquée sur deux fronts, l’un extérieur (dans beaucoup de pays, une femme qui montre en public ses cheveux et ses jambes – vision pour le moment encore à peu près banale en Occident – est un spectacle insupportable), l’autre intérieur (l’individualisme narcissique, ses désirs à jamais inassouvis et le ressentiment que cela entraîne). Carlo Strenger se montre critique vis-à-vis de notre civilisation ou, en tout cas, de son état présent. Il ne croit pas à un quelconque sens de l’Histoire, à un progrès spontané, indépendant de l’action, de l’énergie et de la volonté humaines (« La liberté de rire n’est en rien un bien de consommation, mais un véritable acquis civilisationnel de la préservation duquel nous sommes coresponsables », p.144). Au plan individuel, il se livre à une intéressante réhabilitation de la psychanalyse freudienne, envisagée comme ascèse et presque, pourrait-on dire, exercice spirituel. Cet essai nous invite à un réarmement moral, spirituel et intellectuel (p.132-133). Né en Suisse, Carlo Strenger vit en Israël ; deux pays dont la sécurité extérieure est assurée par une armée de citoyens-soldats, astreints à un service militaire et à des périodes de réserve (Taïwan a longtemps eu le même type de défense), des pays où le ressort civique demeure en quelque sorte tendu. Ce n’est pas le cas ailleurs. En outre, défendre l’ordre libéral suppose (comme Carlo Strenger le reconnaît lui-même à la fin de son livre) une collectivité ayant atteint un haut niveau d’éducation et formée à la réflexion par les grandes œuvres du passé. Considérer l’état des systèmes éducatifs un peu partout en Occident n’invite pas à l’optimisme : en France, pour ne parler que de ce pays, il y a déjà beau temps que la finalité de l’éducation n’est plus la formation d’un individu libre.
Gilles Banderier
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