Aller simple, Erri de Luca
Aller simple, 2012, édition bilingue, trad. de l’italien par Danièle Valin, 16,50 €
Ecrivain(s): Erri de Luca Edition: Gallimard« Aller Simple, des lignes qui vont trop souvent à la ligne », marquées par le point final, le point fatal quelque part entre les deux rives méditerranéennes, cette grande bleue qui sépare le Sud, sa misère, ses tragédies, d’un Nord porteur de rêve, d’opulence et de liberté. C’est sur cet entre-deux que se déroule ce long et poignant poème d’Erri de Luca. Plus qu’un poème, c’est une ode mais aussi hélas un chant funèbre, découpé en voix et en chœur.
Ce chant prend source là-bas de l’autre côté, de là où les hommes, les femmes, les enfants, partent, quittent, prennent exil comme un oiseau prendrait envol, mais avec la mémoire des fers aux pieds. Ils viennent des « hauts plateaux incendiés par les guerres et non par le soleil », avec en tête une terre espoir, une terre accueil, une terre de paix. Italie, un mot « ouvert, plein d’air »…
Finie l’Afrique semelle des fourmis,
par elles les caravanes apprennent à piétiner.
Sous un fouet de poussière en colonne
(…)
le voyage à pied est une piste d’échines.
Le Sud, un terme pratique pour y caser tout ce qui attire et en même temps tout ce qui fait peur au Nord, bien confortablement installé dans ses chaussons soi-disant civilisés…
Nous nous détachons de la moitié du monde, non pas du Sud.
Et c’est la mer qui est la première destination, la mer qui accueille, la mer qui porte, la mère qui berce et sauve de l’invivable.
Bien des jours avant de voir la mer, elle était une odeur,
une sueur salée, chacun imaginait sa forme.
(…)
L’ancien près du feu discute avec les marchands
le prix pour monter sur la mer de personne.
Le prix non discuté de la traversée, c’est l’impossibilité de laisser derrière soi la peur, on embarque avec la mort.
Le marin est armé, il a peur de nous, sortis du désert,
il a des gestes de menace, les femmes couvrent leurs oreilles.
(…)
Ils ont déjà tué, on le sent au relent de leur peur,
la nuit renforce l’odeur des assassins.
Le temps devient alors incertain comme la terre se fait liquide, il faut faire confiance. Quelque chose est là de l’autre côté, une idée à laquelle il faut se raccrocher.
Nuit de patience, la mer voyage avec nous,
À l’aube l’horizon coule dans la poche des vagues.
Il n’y a « Pas d’oiseaux, ni de papillons, l’air sur la mer est stérile de vols » mais il y a la fatigue, la faim, la soif.
« Des poissons d’un saut de queue sortent comme un crachat » et l’on constate que « la mer se referme plus rapide que le désert ».
Et tout devient signe prémonitoire.
Impératif de sommeil, un de nous s’allonge,
ils le repoussent au-delà de l’espace interdit.
Ainsi sera la terre de l’arrivée, terrain clos interdit,
notre sommeil qui se heurte contre elle.
(…)
Nous y arriverons avec des enfants endurcis plus que des cals,
vagabonds avec leurs pères sur les écorchures de la terre.
La tension monte, Erri de Luca la traduit admirablement bien, sa poésie toute entière mise au service de cette histoire dramatique, une histoire qui se répète, un refrain maudit devrait-on dire, au rythme de la mer qui « monte et cogne, un de nous roule vers eux, l’autre pointe son fusil, le nôtre lève les mains. (…) Sans soir est arrivé son jour ».
Une violence en entraîne d’autres, et voilà que « Nous sommes sans gardiens et sans guide (…) Le bateau est un bout de terre pris à coups de bêche, les voyageurs dénouent leurs jambes, occupent les mètres ».
La mort y prend aussi ses aises.
Nous ne mettons pas les morts à la mer, ils servent pour la nuit
leurs corps préservent du froid, la mer est sans mouches.
(…)
À l’aube nous léchons la rosée sur la toile, sur le bois.
Solidaires et unis par le même espoir, si ténu soit-il, « Nous sommes égaux, la plus stricte égalité, jusqu’à la dernière goutte de buée ».
Le bateau est un radeau pour les naufragés du monde et arrive le moment où « Des mains m’ont saisi, douaniers du Nord, gants en plastique et masque sur la bouche. Ils séparent les morts des vivants, voici la récolte de la mer, mille de nous enfermés dans un endroit pour cent ».
La voici donc la terre d’accueil, la terre qui concentre tous les rêves, mais ce n’est même pas encore la véritable terre, c’est une île, un enclos, « une île n’est pas une arrivée ».
« Surveillés par des gardiens, nous sommes coupables de voyages », alors on en revient aux prières vers l’Orient, « leurs voix est le bruit des abeilles qui remercient les fleurs ».
Levain d’humanité pétri par la douleur,
Nous racontons les routes parcourues,
Des pas sur des millions de kilomètres finis face aux murs.
(…)
Nos enfants acrobates de voyage,
clowns, sorciers, petits soldats.
Ce sont eux, les enfants, qui portent ce qui reste de force et de courage, « ils se contentent même de rien (…). Ils brillent de sueur plus acharnés que nous, ce sont des buissons d’épines, la mort ne s’approche pas ».
Il n’y a donc nulle arrivée, nulle hospitalité, nul havre de paix.
Ils veulent nous renvoyer, ils demandent où j’étais avant
Quel lieu laissé derrière moi.
Je tourne le dos, c’est tout l’arrière qu’il me reste
(…)
Vous pouvez repousser, non pas ramener,
le départ n’est que cendre dispersée, nous sommes des allers simples.
Car ils ne sont pas venus pour prendre mais pour offrir, pour s’offrir corps et âme, chair à travail, boucs émissaires.
Vous êtes le cou de la planète, la tête coiffée,
le nez délicat, sommet de sable de l’humanité.
Nous sommes les pieds en marche pour vous rejoindre,
nous soutiendrons votre corps, tout frais de nos forces.
Avec la ténacité, l’obstination du désespoir, ils sont les sacrifices humains de notre époque qui se croit au-dessus de ça.
L’un de nous a dit au nom de tous :
D’accord, je meurs, mais dans trois jours je ressuscite et je reviens.
Après un texte d’une telle force, d’une beauté époustouflante à la hauteur du courage et des souffrances, pourtant innommables, que peuvent endurer celles et ceux que l’on appelle jamais par leur noms, car ce sont les anonymes, les sans-papier, les clandestines et clandestins de la terre, il est sans doute plus difficile d’apprécier à leur juste valeur les textes qui suivent dans la seconde partie de ce livre. Une partie divisée en quatre quartiers avec des poèmes très diversifiés qu’Erri de Luca présente comme des feuilles qui seraient le pays où il a « essayé d’habiter ». Dans le Quartier des pas reclus, il s’agit principalement de poèmes destinés à ce que l’on n’oublie pas ce qui ne doit pas être oublié, avec un hommage au prisonnier Ante Zemjlar, ce poète yougoslave qui au début des années cinquante passa cinq ans « sur l’Île Nue à casser des pierres blanches et les jeter ensuite dans la mer, dans l’Adriatique, car la peine est pure, sans valeur pratique, et la mer ne se remplira pas ». L'Île Nue, Goli Otok, la plus terrible des colonies pénitentiaires sous Tito. On notera aussi l’hommage aux Tsiganes d’Europe partis en fumée dans les camps de haute Silésie, ainsi qu’à d’autres prisonniers de différentes périodes comme Vincenzo Andraous, Paolo Persichetti, extradé en 2002 et condamné à 22 ans de prison pour sa participation aux luttes des années de plomb, mais aussi au poète bosniaque Izet Sarajlic, mort en 2002, qui a vécu le siège de Sarajevo, et bien d‘autres poèmes encore, évoquant aussi bien la seconde guerre mondiale que celle des Balkans.
Dans le Quartier d’histoires naturelles, Erri de Luca rend hommage aux mineurs du charbon, Courrière, Pas de Calais, 1906, et à la nature.
Dans le Quartier de l’amour sidéré, ce sont des poèmes d’amour ou à propos d’amour, un hommage à la Femme.
Et enfin, dans le Quartier du dernier temps, le poème se fait plus métaphysique, pour « serrer dans la bouche un psaume comme les dents du chien sur un os », et un hommage à la simplicité, à l’humilité, à ces valeurs qui font l’homme vrai, humain, « Vis en déserteur d’une guerre, proclame les vaincus non pas le vainqueur, trinque à l’insurrection des cibles », l’humain dans toute sa beauté mais aussi dans sa fragilité, sa chute, « ce soir parmi nous moi j’aime l’ivrogne qui perd le chemin de sa maison ».
On peut percevoir aussi un hommage à l’utopie dans le plus beau et véritable sens du terme, comme le présentait Théodore Monod, « L'utopie ne signifie pas l'irréalisable, mais l'irréalisé ».
Cela prend un ton prophétique dans le poème « Après ».
L’humanité sera rare, métisse, bohémienne
Et elle ira à pied. Elle aura pour butin la vie
La plus grande richesse à transmettre ses fils.
Quelques poèmes épars encore, dans une dernière partie nommée L’hôte impénitent qui semble avoir été rajoutée au tout dernier moment, où l’on peut croiser aussi bien Chaplin que Guevara. C’est donc aussi toute une époque que l’on revisite à travers ces textes, d’un auteur sans doute aussi volubile que talentueux.
Cathy Garcia
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