Alfred Jarry, Une vie pataphysique, Alastair Brotchie (par Matthieu Gosztola)
Alfred Jarry, Une vie pataphysique, Alastair Brotchie, Les presses du réel, janvier 2019, trad. anglais Gilles Firmin, 528 pages, 42 €
« Ubu, c’est-à-dire tout ce dont je n’ai pas réussi à parler », reconnaît Patrick Besnier dans sa première biographie de Jarry parue chez Plon, « ou tout ce dont j’ai réussi à ne pas parler : la merdre, la merde, la Phynance et les oneilles, cornegidouille, etc. La gloire d’Alfred Jarry en un mot, Jarry tel qu’il est parce que tel il a voulu se montrer ».
Alastair Brotchie prend le cheminement exactement inverse, faisant d’Ubu le centre de sa biographie. Ce qui est logique eu égard à la conception qu’a le critique de l’œuvre de Jarry, partant du principe qu’elle se divise en deux périodes : « avant et après Ubu roi ».
La promotion que fit Jarry d’Ubu roi fut, remarque Alastair Brotchie, « à la fois géniale et remarquablement menée. Trois ans à peine après avoir débarqué à Paris comme n’importe quel petit provincial, son Père Ubu y occupait la scène de l’un des théâtres les plus en vue de la capitale des lettres et des arts ». Et il est vrai, comme le remarque Patrick Besnier, que Jarry « imposa [Ubu roi] sur la scène du théâtre de l’Œuvre, déréglant l’ordre et le cérémonial de l’art ».
« La représentation de 1896 a constitué de bonne heure un apogée de la vie de Jarry, écrit Alastair Brotchie, et le scandale qui en a résulté a sans doute dépassé ses propres espérances ».
Sans doute. Mais Jarry fut-il seulement l’auteur d’Ubu roi ? L’on est en droit de se poser très sérieusement la question. Patrick Besnier – spécialiste incontesté de Jarry – va jusqu’à écrire « que Jarry a fondé sa “gloire” littéraire et son nom sur un texte qui n’était pas sien (c’est l’histoire même que raconte le Voleur [de Darien] : un homme trouve un manuscrit et le publie sous son nom…) ». Du reste, lorsque l’on prend l’œuvre de Jarry dans sa pluralité, dans ses multiples embranchements, dans sa polyphonie, rien n’est comparable au ton d’Ubu roi (pas même ce qui constituera ses « suites »). Et même l’œuvre de jeunesse de l’auteur des Minutes de sable mémorial (qui a gardé plus de quarante pièces datant des années de Saint-Brieuc, regroupées sous le titre calembour d’Ontogénie, pages qu’il était « plus honorable de ne pas publier ») donne cours à un travail de « “mythologisation” : le quotidien se fait épique, analyse Patrick Besnier, le banal grandiose, le dérisoire joue au sublime ; la “pompe à merde” du vidangeur est décrite en alexandrins d’une ampleur homérique. Déjà la littérature transforme le monde ». Rien de tel avec Ubu roi, qui n’est en aucune manière sublimation, en aucune manière, mais bien au contraire figuration sonore (et tonitruante) du Ça.
Jarry – on le sait – est (succès oblige ?) devenu Ubu, a requis « le personnage dans son existence privée ou publique, […] s’ingéniant avec un admirable cynisme à faire entrer les autres dans ce jeu : le style, la langue, les gestes, les rites d’Ubu auxquels prennent part les amis ou les relations. Par là Jarry se protégeait de toute inquisition, demeurait anonyme », considère Patrick Besnier. Déjà, Camille Mauclair (dans Servitude et grandeur littéraires, Ollendorff, 1922), était conscient de cette dévoration, prêtant à Jarry cette confidence : « On m’écrase sous Ubu. Ce n’est qu’une fumisterie de potaches qui n’est même pas de moi, je l’ai faite avec des camarades, puis je l’ai raccommodée, corsée de traits burlesques et scatologiques, ça m’a paru pouvoir faire une pièce drôle. J’ai fait et surtout je faisais bien autre chose. Mais ils sont tous là à me boucher la route avec Ubu. Il faut que je le parle, que je le mime, que je le vive. On ne veut que ça ! ».
Alastair Brotchie donne-t-il corps, par sa biographie aujourd’hui publiée en français, cherchant à combler l’horizon d’attente du « public non spécialisé », à ce « On ne veut que ça ! » ? Certes, au début de son entreprise, le critique voulait « démêler la vie de Jarry de son mythe ». C’était là, lui semblait-il, le début de son travail, l’une de ses premières tâches. Seulement, peu à peu, il lui est apparu que « l’homme Jarry et l’écrivain Jarry étaient véritablement inséparables, qu’ils étaient très profondément liés l’un à l’autre, et qu’étudier la relation entre l’un et l’autre devait être une partie essentielle de [sa] biographie, bien plus qu’on ne le fait d’ordinaire ».
D’où toute l’importance que donne Alastair Brotchie à la masse d’anecdotes rattachées à Jarry. Ces anecdotes, les « auteurs “sérieux” ont souvent pris le parti quelque peu sévère de les ignorer, ou s’ils en ont fait mention, ce ne fut pas sans manifester quelque contrariété ». Dans la biographie d’Alastair Brotchie, « ces épisodes sont rapportés simplement parce qu’ils font partie de [l]a “vie” [de Jarry], même s’il est parfois impossible – reconnaît le critique – d’en isoler la part d’imaginaire ».
Ainsi, Alastair Brotchie nous offre, découvreur par ailleurs de documents (dont une trentaine de lettres et de cartes postales, parmi lesquelles figure la dernière carte qu’écrivit l’auteur de La Dragonne sur son lit de mort), exactement le livre rêvé par l’excellent, et trop rare écrivain Charles-Albert Cingria(Traits, n°1, janvier 1945) : « Dans les cénacles ou les trop grandes réunions d’hommes de lettres, [il arrivait subitement à Jarry de] prendre quelqu’un à partie, et il risquait d’être dangereux, car il était armé. Et il n’hésitait pas : il tirait : à quatre cinq reprises : des coups à blanc panachés de coups véritables qui firent une fois ou deux certain dommage à des roulettes de meubles et aux moulures – une fois à un aquarium qui tranquillement se vida, ce qui le mit, on le pense bien, dans une exaltation magistrale. Ah mais on a raconté tant d’histoires ! Quelques-unes remarquables et qui sont vraies, d’autres fausses qui ne sont non plus pas mal. Il me semble que l’on devrait toutes les réunir et faire une sorte de Jarryniania précédée d’une biographie et d’une bibliographie précise ainsi que de tous les portraits et photographies de maisons, de rues et de patelins où il a vécu. Ce serait rendre un grand service aux lettres françaises et humaines dont il a été le plus haut représentant depuis des temps de navrance où, parmi tout ce qui s’imprime – et rageusement –, il est bien rare de trouver autre chose que du vide ».
Matthieu Gosztola
Alastair Brotchie est Provéditeur du Collège de ‘Pataphysique et co-fondateur de l’Institut Pataphysique de Londres. Éditeur à l’enseigne d’Atlas Press, il a publié en anglais de nombreux ouvrages d’Alfred Jarry, mais aussi de Raymond Roussel, d’Érik Satie, de Georges Bataille, de Konrad Bayer, et maints documents liés aux avant-gardes historiques. Publiée aux États-Unis, sa biographie de Jarry a été saluée comme « livre de l’année » dans le Times Literary Supplement, et est déjà traduite en italien et en allemand.
- Vu: 1944