Alcools, Guillaume Apollinaire
Alcools, Édition 2013, Folio-Gallimard N°5546, 249 pages, prix non indiqué
Ecrivain(s): Guillaume Apollinaire Edition: Folio (Gallimard)Le recueil Alcools, précédé de Guillaume Apollinaire de Paul Léautaud, suivi d’un dossier sur l’œuvre et le poète, comprenant des textes d’Apollinaire sur la création, la poésie et la composition d’Alcools ; des contributions-hommages de divers poètes d’hier et d’aujourd’hui ; un « Lexique d’Alcools » par Michel Décaudin ; de brèves notices sur les amis d’Apollinaire ; une notice biographique et chronologique du poète.
Une lecture est une aventure personnelle, sinon « à quoi bon ? »
Michel Host
Voici un livre dont l’intelligence et la praticité de la composition alliées à l’intérêt unique d’une poésie unique feront qu’il ne nuira à personne de l’avoir dans la poche de sa veste ou de son trench-coat, à condition que ceux-ci soient de bonne coupe. Bien au contraire, tout collégien, lycéen, étudiant que l’enseignement tel qu’on le dispense de nos jours n’aura pas dégoûté à jamais de l’expression poétique et d’Apollinaire en particulier, tout lecteur de bonne volonté qui, au fil du temps, se sera éloigné de la poésie gagnera à le consulter, à en lire quelques pages dans les transports en commun, dans son lit avant de dormir ou in articulo mortis, mais aussi à ses amis au bistrot les jours de pluie comme de soleil.
C’est un trésor d’humble apparence que lui offrent les éditions Folio, mais aussi un trésor qu’il n’aura pas eu à découvrir dans quelque île caribéenne ni à arracher des mains de dangereux pirates. Prenons-le tel qu’il se présente.
Paul Léautaud, dont le Journal nous a laissé d’amusants, de coquins et de pertinents souvenirs, nous entretient de la personne d’Apollinaire qu’il connut sans doute au Mercure, avec qui il plaisanta abondamment car l’homme s’y prêtait volontiers. Pour lui, Guillaume n’est pas de la troupe « des versificateurs, des assembleurs de rimes », mais bien plutôt « L’homme de qui toute la nature aboutit à la poésie… ». Une exception, en somme. Si Léautaud ne fait pas une affaire d’État de la suppression voulue par Apollinaire de toute ponctuation, il s’arrête plus volontiers sur « la gaieté qu’il montrait dans sa vie », nous apprenant qu’« il était un homme charmant, un camarade exquis, un esprit délicieux, un vrai poète, sensible et subtil, un écrivain plein d’évocation, d’étrangeté et de merveilleux, un lettré dans le sens le plus curieux et le plus séduisant du mot. La malice, la finesse, l’ironie accomplies ! ». De plus il cerne avec une délicate précision l’essence même de la poésie apollinarienne : « J’ai été conquis dès le premier jour par l’enchantement de cette poésie mystérieuse, étrange, au ton un peu brisé, barbare et équivoque, d’un effet de suggestion et d’émotion extraordinaire, le plus souvent avec les mots les plus simples, et la forme, heureusement, la plus abandonnée ». Ce jugement frappe dans le mille. Et avec quelle facilité naturelle Apollinaire atteignit dans son premier élan une telle grâce poétique ! Rappelons-nous que Louis Aragon, trente ans plus tard, parviendra à un miracle du même ordre, obtenant dans son registre à lui ce « ton un peu brisé, barbare et équivoque », cette « forme abandonnée », mais seulement après une chute dans l’abîme du dégoût, un long combat personnel, une réflexion esthétique suivie d’une régénérescence des plus difficiles.
Le recueil : qu’en dire qui ne l’ait déjà été, et mieux que nous pourrions le dire ? Nos goûts personnels importent peu. Ces poèmes ont souvent la forme brève de la chanson, parce qu’ils sont des chansons finement mélodiques par les jeux quasi constants de la rime et des allitérations discrètes et pesées. Ils sont la voix poétique elle-même, la « romance » douce-amère, la joie teintée de nostalgie, que le vers soit régulier (on dit aussi « compté ») ou non. Des artistes très populaires – Yves Montand, Leo Ferré, Guy Béart… – ne s’y sont pas trompés à mettre en voix et en musique quelques-uns de ces bijoux qui scintillent encore en nos mémoires : « Dans la plaine les baladins / s’éloignent au long des jardins… ».« Sous le pont Mirabeau coule la Seine / et nos amours… ». Ces poèmes ne lassent jamais, ils enchantent parce qu’inventés par le Grand Enchanteur. À chaque écoute ce sont comme des redécouvertes. Mais, vifs dansant comme fanions au vent, ils masquent parfois des pièces plus amples ou plus denses : si les strophes de Zone, du haut de la « bergère » tour Eiffel, nouveauté stupéfiante encore à cette époque, nous découvrent Paris, la France, l’Europe, l’entier paysage d’une civilisation qui ne songeait pas à sa disparition prochaine, et, enfin, l’âme du poète dans sa vision même, d’autres comme L’Émigrant de Landor Road, sont aussi à relire qui ont tant de sensibles profondeurs que, dans la hâte où nous mène le temps, nous ne nous étions pas assez longtemps arrêtés sur elles. Ainsi les très fantaisistes et suggestives Sept épées, la tendre et attentive Maison des morts, ou bien Le voyageur, renouvellement d’un sujet aussi ancien que la poésie elle-même, traité par Homère tout au long d’une épopée merveilleuse, par Du Bellay et Góngora chacun dans l’espace tendu d’un sonnet mémorable, et ainsi d’autres pièces tout aussi mémorables et belles. On ne cesse, en relisant Alcools,de rencontrer nos songes et nos pensées enfuies dans les nuages qui se défont. Alcools, ce sont nos « exercices » poétiques et spirituels. Le livre de poche par excellence ! Et que l’on n’oublie ce « vin trembleur comme une flamme » des Rhénanes, ni les six brefs poèmes désespérés et déchirants de « À la Santé », accueillante maison où le poète fit un séjour : « Le Lazare entrant dans la tombe / au lieu d’en sortir comme il fit / Adieu adieu chantante ronde / ô mes années ô jeunes filles »… Je ne résiste pas à citer quelques vers de ceux que ma piètre mémoire a recueillis avec amour : Cette « Voie lactée ô sœur lumineuse / des blancs ruisseaux de Chanaan », deux fois chantée dans le recueil, eût ravi Jean Racine et fait que nous ne pouvons contempler un ciel d’été sans nous la rappeler… Ne nous quittent pas les couplets de Marizibrill et de Cologne, ville où seul Apollinaire m’emmena ; et encore cette strophe lumineuse et aérienne de Les fiançailles :
« Au petit bois de citronnier s’énamourèrent
D’amour que nous aimons les dernières venues
Les villages lointains comme leurs paupières
Et parmi les citrons leurs cœurs sont suspendus »
Et puis, tout simplement, parce que j’en sus une après-midi la pleine vérité au cœur de la forêt de Châtillon, ce distique :
« Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent »
Le « dossier » qui clôt le recueil nous apporte de précieux documents. En juin 1914, le poète répondait à une enquête de LA VIE. Il y révèle deux traits, selon moi décisifs, de son « idéal d’art » : « la vérité toujours nouvelle », l’« invention ». Plus loin, il ajoute : « La surprise : la vérité, l’éternité ». Nous comprenons ici le poète et sa poésie : sans cesse en avant de soi, mais sans aucune manière de trahison, de dissimulation, d’effet ou d’afféterie. Dans un extrait d’une « Lettre à Lou », où il se défend d’être dans la folle frivolité poétique, il réitère son « engagement » de poète : « Je ne parle pas bien entendu des simples versificateurs. Je parle de ceux qui, péniblement, amoureusement, génialement, peu à peu peuvent exprimer une chose nouvelle et meurent dans l’amour qui les inspirait ». Et parmi les poètes qui ont rendu hommage à Apollinaire dans des vers marquants, retenons de L’Aventurier de René Guy Cadou :
« Homme de cuir et pâle des terreurs anciennes / Voleur du poivre d’or qui coule au sablier / Je t’attends ce matin sur les comptoirs du monde… »
De Maurice Fombeure, ce quatrain : « Mais pour nous tu restes l’unique / Comme Verlaine, comme Villon / Artilleur à belle tunique / Mort en hissant ton pavillon ». D’Adonis, cette émouvante apostrophe : « Apollinaire, je te transmets le salut de ce café / et celui de ce vieil arbre qui l’embrassait ».
Quant à Aragon, il m’a semblé qu’il avait reconnu son frère en Apollinaire, autant par l’histoire familiale qu’en poésie : « Sur le Pont Neuf j’ai rencontré / Fumée aujourd’hui comme alors / Celui qui fut à l’orée / Celui que je fus à l’aurore // Sur le Pont Neuf j’ai rencontré / Semblance d’avant que je naisse / Cet enfant toujours effaré / Le fantôme de ma jeunesse »…
Certaines des femmes qu’Apollinaire aima tiennent ici leur rang : à Lou, nous l’avons vu, sont dédiés des éclaircissements sur son « métier de poète » ; à Madeleine Pagès, d’autres confidences sur la genèse de plusieurs poèmes du recueil et sur la mésaventure qui le mena à l’incarcération à la prison de La Santé. Cela est précieux, sincère et presque enfantin !
Les Mots rares et difficiles collectés par Michel Décaudin dans Alcools sont aussi un élément de confort de lecture non négligeable : allant du saint « aémère » à « Zélotide », en passant par « chibriape » (ah, quel homme ne voudrait être chibriapique et aémère en même temps !), et par « scurrile », ou par « Lul de Faltenin » et « Sacontale », le lecteur accèdera au sens exact et parfois surprenant des vers d’un poète qui sans se vouloir savant ou érudit, l’était un brin tout de même (« un lettré », disait Léautaud) et assez en tout cas pour que son naturel poétique ne passât point pour de la simplicité. Complètent avec bonheur cet ensemble une liste de quelques amis du poète où sont relatées les circonstances de leur rencontre, et une notice biographique avec, en regard, les événements contemporains essentiels de chaque année.
Pouvait-on faire mieux en matière de présentation d’un recueil poétique qui marqua son époque et reste un succès de librairie ? Je ne le crois pas. C’est un modèle à suivre, à reprendre… Sans crainte de me répéter, j’affirme que cette version d’Alcools est en soi un hommage superbe, une parfaite réussite et, pour parodier Apollinaire, l’heureux et « unique cadeau des trompettes marines ».
Michel Host
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