Aladin et Sindbad chez Libretto (par Didier Smal)
Le Roman d’Aladin, Phébus/Libretto, 2002, trad. arabe, René R. Khawam, 222 pages, 8,70 €
Les Aventures de Sindbad le Marin, Phébus/Libretto, 2001, trad. arabe, René R. Khawam, 256 pages, 9,50 €
Nous avons été dupés, dans notre grande majorité, et nous dupons de même nos enfants et nos petits-enfants. Cette duperie a pris et prend pourtant place à un moment de grande intimité, de grande confiance, celui de l’histoire avant d’aller au dodo. Que de versions avons-nous subies et faisons-nous subir, d’autant que l’industrie éditoriale s’en est mêlée (ah ! l’invention de la littérature enfantine !…) après que Walt Disney a déjà fait des ravages, de contes édulcorés, remaniés, arrangés à une sauce censément destinée à plaire aux enfants du XXIe siècle. Notre seule excuse est que ce n’est pas nous qui avons commencé, Perrault l’emperruqué poudré avait déjà commis quelques remaniements à destination de la Cour de Louis XIV, car il fallait plaire, et lorsqu’on veut plaire, on ment.
Ainsi, retourner aux sources orales, populaires des contes, incité en cela par Bettelheim et sa Psychanalyse des contes de fées, c’est découvrir quelques modifications non seulement peu justifiables mais enlevant de surcroît tout le sens symbolique à bien des contes, quand il ne s’agit pas d’en ajouter un tout à fait inopportun. Ainsi, le plus fameux des détournements est-il Le Petit chaperon rouge. Perrault parvient à en faire une histoire mettant en garde contre les vilains messieurs qui en veulent au pucelage des jeunes femmes innocentes, alors qu’il s’agit, depuis la Chine jusqu’au Nivernais, d’une histoire symbolisant la nécessité de littéralement couper le cordon ombilical sous peine de se faire dévorer par la famille. Si en plus les frères Grimm viennent ajouter au détail vestimentaire inexistant par ailleurs un chasseur muni d’un grand couteau, le conte perd tout son sens. Un second exemple ? Cendrillon pardonnant à ses belles-sœurs selon Perrault, leur offrant même une position de choix à la Cour (ben tiens…), c’est d’un ridicule total – au moins les frères Grimm, eux, laissent-ils des oiseaux leur crever les yeux, c’est toujours ça de pris.
On peut arguer de la bienséance, on peut même arguer d’une volonté de protéger les enfants de certaines horreurs. D’une part, la bienséance n’a rien à faire dans les mythes, les légendes et les contes (vous trouvez ça bienséant de, parce qu’on ne reçoit pas bon accueil, noyer toute une vallée façon Zeus et Hermès en goguette ? et Philémon et Baucis qui ne s’en indignent même pas ?) ; d’autre part, les enfants ont un besoin de cohérence, et si celle-ci signifie que la marâtre de Blanche-Neige doit danser avec des chaussures métalliques chauffées à blanc jusqu’à en mourir, qu’à cela ne tienne – ça lui apprendra à avoir refusé de vieillir au point de vouloir tuer sa belle-fille.
Ce préambule pour dire qu’à force, on en vient à préférer un retour aux sources, aux textes originaux, non pas par snobisme mais par désir de goûter le vrai, celui qui résonne en nous depuis la nuit des temps. C’est pure volonté intellectuelle, me direz-vous ? En ce cas, parlez-en à mes trois enfants, âgés de quatre, sept et neuf ans au moment où j’écris ces lignes, et qui sont suspendus à mes lèvres tandis que je leur lis les Contes de Grimm dans l’édition José Corti (aucune illustration, Bettelheim indiquant à quel point cette absence d’images est précieuse pour l’imaginaire des enfants) et passent ensuite d’excellentes nuits. Quand j’en aurai fini avec les frères Grimm (mais en a-t-on jamais fini avec les frères Grimm ?), je rémunérerai une faute : je leur ai lu une version adaptée des Aventures de Sindbad le Marin, et je leur dois la vérité, découverte en lisant la traduction par feu René R. Khawam (1917-2004) de ce texte datant du IXe siècle de l’ère chrétienne.
Avant d’évoquer le texte de Sindbad puis celui d’Aladin, il convient de célébrer la mémoire de Khawam. Je ne suis pas le premier à le faire, sa renommée date d’avant ma naissance, je tiens pourtant à le remercier pour le travail amoureux qu’il a réalisé durant plus de cinquante ans, de compilations de contes et poèmes libanais puis arabes à des traductions à la fois érudites et vivantes de textes arabes. Car s’il a toujours eu à cœur de retourner aux manuscrits originaux, il a eu encore plus à cœur de proposer au lecteur francophone des histoires plaisantes à lire par un style fluide et vigoureux, de celles qui font regretter qu’au cœur de la nuit s’alourdissent les paupières. Que ce soit au travers de textes profanes ou de textes religieux, Khawam a offert un présent incommensurable à la postérité : l’accès à la culture arabe sans filtre aucun – et quiconque a lu la traduction d’Antoine Galland des Mille et une nuits puis celle de Khawam sait à quel point ce dernier a, en particulier, rendu à ces histoires leur sensualité et leur puissance.
Il en va donc de même avec Les Aventures de Sindbad le Marin, auxquelles Khawam restitue leur portée multiple, à commencer par celle d’un septuple conte initiatique hautement symbolique. En particulier, Khawam, par un retour aux manuscrits, permet de comprendre la cohérence absolue entre les différents voyages de Sindbad, les leitmotivs : le désir d’aller à la rencontre du monde, le choix de compagnons de voyage agréables (Sindbad a « soin de choisir des compagnons de route dont le caractère convient au [s]ien »), la ténacité et l’espoir, l’inventivité façon Ulysse, la curiosité face aux autres peuples, la volonté d’apprendre, la capacité à vivre le moment présent sans regrets ou nostalgie (Sindbad, dans les contrées où il est amené à séjourner, n’émet jamais le désir de retrouver Baghdad que lorsque l’opportunité s’en présente à lui – autrement, il est présent, vivant pleinement l’instant), la générosité de l’aumône comme geste naturel, et j’en passe. De surcroît, en rendant aux récits de voyages leur cadre, leur motivation (Sindbad le Marin raconte pour la première fois ses aventures à ses amis, en même temps qu’à Sindbad le Portefaix, parce qu’il a entendu celui-ci se plaindre de son sort et envier le sien), Khawam permet au lecteur-auditeur d’inférer qu’il y a leçon à tirer de ces récits, et donc de laisser son esprit voguer au fil des symboles – comme pour tout conte.
Khawam rend aussi des contes, car c’en sont, qui sont représentatifs de la connaissance du monde pour les Arabes du VIIIe siècle de notre ère : la géographie pour un peuple tourné vers l’Orient et la mer, avec une volonté d’exploration, de découverte et, surtout, de rencontres. Car c’est cela que Sindbad fait, au fil de ses (més)aventures : il va à la rencontre du monde, s’en effrayant parfois, s’en émerveillant souvent. Il vit selon le précepte de « contre mauvaise fortune bon cœur », à l’écoute au point que revient régulièrement cette formule dans sa bouche : « oreille attentive et bon vouloir ». Mais cette façon d’accepter son sort peut, à nouveau pour des esprits modernes, sembler poussée à l’extrême, ce que dissimulent les versions édulcorées de ces voyages ; ainsi, lors de son quatrième voyage, lorsqu’il est enfermé dans le « puits aux cadavres », il parvient à survivre tout simplement en tuant ceux et celles qui y sont jetés après lui d’un coup de fémur sur la tête afin de leur voler leurs miches de pain et leur carafe d’eau. Dans la logique des contes populaires, c’est une épreuve à surmonter, et l’Occident n’est pas moins cruel en apparence que l’Orient, à ce titre.
La cruauté, on la retrouve aussi, mais pas qu’elle dans Le Roman d’Aladin – qui, tout comme Les Aventures de Sindbad, n’appartient pas au cycle originel des Mille et une nuits. Dans l’histoire de la littérature arabe, Aladin se trouve à mi-chemin entre Sindbad et Les Mille et une nuits, entre la série de contes linéaire et l’œuvre polyphonique aux multiples résonances ; c’est ce qui fait choisir à Khawam le nom de roman pour ce long conte qui suit au fond l’évolution d’un personnage, d’une jeunesse vagabonde et insoucieuse de l’Autre (Aladin joue dans les rues et ne rentre chez sa mère, veuve, que pour manger le pain qu’elle a péniblement gagné à « filer le coton ») jusqu’à l’accession au trône, sur lequel, « aimé de toutes les créatures, il fut ainsi comblé de joies et d’honneurs, jusqu’à ce que vînt les rejoindre, lui et les siens, Celle qui ruine les plaisirs et disperse les assemblées… ».
Au fil de cette histoire, Aladin découvre la fourberie derrière les belles promesses d’un « oncle » (la trahison, en somme, lui qui était si crédule), mais aussi l’amour, l’ingéniosité, le sens des réalités (l’épisode des assiettes d’argent vendues à perte puis au prix exact, saisissant) et des responsabilités – mais toujours en étant à l’écoute des autres, en confrontant ses désirs à ceux des autres. Ses désirs, comme tout le monde le sait, un génie (un « djinn », pour être plus exact) sorti d’une lampe les exauce, mais Le Roman d’Aladin ne se cantonne pas à cette magie, il montre qu’elle est effrayante (qui voudrait au fond voir tous ses vœux se réaliser ?), qu’elle est limitée (le djinn de la bague, le premier de l’histoire, ne peut aller contre agissements de celui de la lampe – autrement, ce conte fait comprendre que ses propres désirs connaissent pour limite ceux des autres), qu’elle peut disparaître (le vol de la lampe par le « magicien […] qui venait du fin fond des contrées du Couchant ») et, surtout, qu’elle n’est rien sans inventivité, sans réflexion personnelles.
Les Aventures de Sindbad le Marin et Le Roman d’Aladin sont deux contes, c’est-à-dire des récits à portée symbolique – mais alors que je l’ai fait ci-dessus, sale manie de lecteur intellectuel, avant de s’intéresser à cette portée symbolique, avant d’en décrypter le sens, il convient de dire à quel point ces deux histoires, probablement parce qu’elles ont une naissance orale, sont de véritables bonheurs de lecture, servies qu’elles sont par le style vigoureux voire fougueux de Khawam. C’est ainsi qu’il faut avant tout les lire : pour le plaisir, pour la joie d’une belle histoire. Après, le reste (on pourrait aussi évoquer l’islam tel qu’il est représenté dans ces contes, ou encore en faire une lecture comparatiste, que sais-je – et je suppose que ça a déjà été fait, puisqu’on fait subir tout et n’importe quoi aux histoires), c’est bien de s’en rendre compte d’inévitable façon parce qu’on a appris des choses au fil de sa vie, mais c’est du superflu – lire Sindbad et Aladin avec une âme d’enfant émerveillé est probablement le secret pour faire surgir un génie de la lampe de nos esprits.
Didier Smal
René R. Khawam (1917-2004) est né à Alep, en Syrie. Il émigre en France au moment de la Seconde Guerre mondiale et entame alors une carrière d’infatigable traducteur-passeur de la culture arabe.
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