Ajoie, précédé de Passage des ombres et de Cette âme perdue, Jean-Claude Pirotte (par Gilles Banderier)
Ajoie, précédé de Passage des ombres et de Cette âme perdue, février 2018, préface Sylvie Doizelet, 424 pages, 7,30 €
Ecrivain(s): Jean-Claude Pirotte Edition: Gallimard« Je m’appelle Montjoie et je viens en Ajoie vous apporter la joie ». L’Ajoie est cette pointe que pousse la Suisse en territoire français, au Sud de Belfort (analogue à la pointe de Givet, dans les Ardennes). Au XVIesiècle, le prince-évêque de Bâle, chassé de la cité rhénane par la Réforme protestante, se replia vers l’Ajoie et vint s’installer dans la petite ville de Porrentruy, dont il fit la capitale de son pouvoir temporel et spirituel. Ses successeurs poursuivirent l’œuvre d’embellissement et, de nos jours, Porrentruy est une magnifique cité ancienne, veillée par le château des princes-évêques, avec de nombreux bâtiments du XVIIIesiècle, qui lui confèrent unité et harmonie. Ce fut précisément un des princes-évêques de Bâle, Simon Nicolas de Montjoie (1698-1775), qui, selon la tradition locale, prononça à son arrivée en Ajoie (1762) la formule citée plus haut. En 1793, l’Ajoie se trouva rattachée à la France et forma le département du Mont-Terrible (du nom d’une montagne proche, le Mont-Terri), avant d’être incorporée au département du Haut-Rhin, puis de revenir à la Confédération helvétique. Peu touchée par l’urbanisation, l’Ajoie offre aux rêveurs et aux hommes libres des paysages intacts, où le temps s’écoule paisiblement.
Dans une postface au volume publié par Gallimard, Sylvie Doizelet note : « Quelqu’un peut-il se vanter d’avoir jamais vu Jean-Claude Pirotte pressé ? Accélérer le mouvement, ne pas prendre le temps : deux péchés capitaux à ses yeux » (p.418). Qui connaît l’Ajoie comprend que l’écrivain en ait fait une de ses terres de poésie, avant de retourner mourir en sa Belgique natale, le 24 mai 2014. Ajoie est un ouvrage composite, qui rassemble trois recueils publiés de 2008 (Passage des ombres) à 2012 (Ajoie). Ce sont des œuvres d’un écrivain en pleine possession de sa manière et de ses moyens. Ses poèmes sont autant de croquis saisis dans les villages et le long des routes du Jura suisse, avec leurs bistrots, leurs eaux paisibles, leur vie immobile, leurs sentiers obliques qui semblent se perdre dans le ciel ; l’ensemble sous l’invocation d’un saint homme ajoulot, saint Fromond, dont une statue se dresse à Bonfol (p.350). L’Ajoie forme contrepoint avec le ciel bas de la Mer du Nord, au bord de laquelle d’autres textes de ce volume ont été écrits.
Tel est le destin de tous les livres publiés après le départ de leur auteur, que d’être éclairés par la lumière noire de la mort, celle qui « nous tire par le nez / ainsi font toutes les compagnes » (p.50). Certains poèmes renouent avec l’innocence médiévale (p.59) ; d’autres expriment une nostalgie discrète du monde d’avant : « que sont les anges devenus / ô amis pleurons les anges / nous voici tels des enfants nus / à jamais privés de dimanche » (p.185). La conclusion s’impose à la fin de Passage des ombres : « je ne vous quitte pas sans douleur mais je vous quitte » (p.212).
Gilles Banderier
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