Ainsi sont-ils, Isabelle Flaten (par Pierrette Epsztein)
Ainsi sont-ils, Isabelle Flaten, Le Réagal-Éditions, 2018, 120 pages, 12 €
Entrez mesdames et messieurs, jouvencelles et jouvenceaux, les trois coups viennent de retentir et nous avertir. Le spectacle va commencer. Vous êtes plongés dans le noir de vos existences et vous cherchez obstinément une lueur où tenter de vous agripper. Mais il faudra patienter le temps de la représentation, pour entrevoir la possibilité de sortir de l’ombre et vous retrouver tel qu’en vous-même.
Dans l’intervalle, c’est la montreuse de marionnettes qui va conduire le bal. Elle va vous dévoiler tel que vous croyez être ou peut-être pas. Isabelle Flaten est devenue, le temps d’un livre, Ainsi sont-ils, publié chez Le Réalgar-Éditions en 2018, une marionnettiste. Et nous, spectateur-lecteur, sommes sous le charme. Alors, dans le noir, tombez le masque. Et vous pourrez vous poser la question existentielle essentielle : « Savons-nous vraiment qui nous sommes ? Isabelle Flaten explore des êtres et des situations que nous connaissons tous ou pas. Des positionnements diaprés. Elle sonde des cœurs et des âmes avec une précision d’entomologiste. Tout ce qui touche au monde contemporain l’attire. Et elle ne se prive pas de nous le faire l’observer avec un regard souvent décalé, imprévu.
Dans chacun de ses ouvrages, cette auteur se lance un défi. Dans celui-ci, il s’agit, durant une peu plus d’une centaine de pages, de pénétrer au cœur de l’âme humaine dans sa pluralité et ses imbroglios. Nulle nostalgie, juste un examiner le présent dans son actualité sans mièvrerie ni naïveté mais sans concession à la vox populi.
Cachée derrière son castelet, Isabelle Flaten fait défiler sous nos yeux ébahis une ronde de personnages différents, tous prisonniers dans une cellule sans barreaux, d’une situation singulière à laquelle ils sont contraints et forcés de s’adapter. Ils ont trop souvent du mal à se rebeller et quand ils y arrivent, parfois en tout cassant, cela ne déplace pas pour autant le centre de leur destin. On pourrait bien sûr rattacher cette femme écrivain à toute une lignée d’auteurs célèbres, elle, la bibliolâtre, qui peine à se dire. Nous pourrions citer Beaumarchais, bien sûr, mais elle évite son pathétique et se refuse à blâmer. On pourrait aussi évoquer La Rochefoucauld mais elle évite son humeur sombre et son défaitisme. Dans les contemporains, on pourrait évoquer Annie Ernaux. C’est certain qu’elle fut un modèle. Mais elle est moins attachée que celle-ci à un féminisme farouche, moins émule de Bourdieu et moins logicienne. Si elle se revendique marginale, si elle suit un chemin qui fleure bon la noisette et qu’elle évite les ronces, elle est plus tendre, moins tranchée. Alors, cessons les comparaisons et les clichés. Insistons plutôt sur l’originalité d’Isabelle Flaten. Cette femme se contente d’être au plus près de son éprouvé dans sa spécificité. Elle se délecte de croquer avec jubilation une série de modèles plus ou moins aiguisés, plus ou moins esquissés, pour mieux les révéler. Elle les campe dans un moment précis de leur histoire qu’elle choisit avec une minutie rigoureuse. Elle les dépeint en traquant pour chacun le mot juste, la note qui va les qualifier, les sortir de la foule anonyme en les constituant comme différents. Et cela en travaillant la langue, en tournant et retournant chaque phrase pour parvenir à l’épure. Elle suit son propre sillon, en laboureur acharné. Elle prône la tendresse plutôt que le ressentiment. Elle s’évertue à traquer, en chacun, les failles et les blessures qui les maintiennent rivés à leurs empêchements. Elle peut utiliser un humour salvateur et même l’ironie, mais toujours avec délicatesse et une grande sensibilité sans tomber aucunement dans la tentation du grotesque. Elle cherche à mettre en lumière la fragilité des images figées dans lesquelles, trop souvent, on les cantonne. Elle évite toute complaisance, elle privilégie la bienveillance. La vie est trop souvent une danse macabre dont on rit lors du carnaval mais où finalement chacun retrouve sa place lorsque le rideau tombe et que le temps du spectacle s’achève. Notre époque ne supporte pas les sorties de route. L’espoir est puni de bannissement. La fragilité n’est pas de mise. Il faut gagner à tout prix, quitte à écraser toute les velléités de divergences. Qui ose s’approprier son destin, s’autoriser un sursaut salvateur ? Si certains cherchent inlassablement à préserver une réputation parfois chèrement acquise, d’autres sont incités à se rebeller. Peine perdue. Chaque fois, ils sont rattrapés par la manche et la marionnettiste les ramène à leur place avec l’interdiction ferme de déployer leurs ailes. Si guignol s’insurge, le gendarme veille et les coups du sort tombent implacablement sur sa tête. Il faut paraître ou disparaître. Isabelle Flaten décrit à rebrousse-mots tous les travers de notre époque avec une lucidité fulgurante sans naïveté aucune. C’est pourquoi le livre est jalonné d’avertissements très courts qui nous mettent en garde. Saurons-nous les entendre surtout lorsqu’ils sont énoncés à mi-voix mais avec tout le respect de la dignité de l’autre, notre égal, notre semblable ? Et elle affirme fermement : « Néanmoins, l’idéalisme étant inhérent à la nature humaine, dans chaque esprit germe la belle idée que l’on a tout à apprendre les uns des autres… ». La réalité apporte dans l’instant une réponse cinglante : « C’est à partir de ce paradoxe que l’on peut pourquoi aussitôt qu’on parle construire des logements sociaux au beau milieu d’un quartier jusque-là épargné, les habitants officiellement applaudissent, mais une fois la première pierre posée, ils se mettent à hurler qu’ils ne se retrouvent plus ni dans leurs habitudes… ». Méli-mélodie.
Pour le lecteur, Ainsi sont-ils est une occasion rare et perspicace de se regarder en face. Le miroir est trompeur. Il est déformant, il nous limite. Dans la réalité, chacun d’entre nous cache tant de mystères. Et ce sont ces mystères qui nous tiennent en haleine. Isabelle fait dire à un de ses personnages : « À quoi bon se farder ? ». Alors, dans laquelle de ces situations allons-nous nous projeter ? À quel personnage allons-nous nous identifier ? Et si nous empruntions un trait de chacun pour nous rejoindre et « n’être que nous-même ? ». Et si cet ouvrage nous révélait pluriel, plus composite que nous nous imaginions ? « Seule la présence des autres lui permet d’oublier. Cependant, elle n’est pas dupe, c’est un leurre. Les gens se distraient les uns les autres en attendant leur dernière heure ». « Vivre avec les autres ou vivre avec des livres, quelle différence ? ». C’est grâce à cette lucidité affirmée que nous avançons dans ce livre sans pouvoir l’abandonner quitte à accepter de traverser des nuits blanches, accrochés que nous sommes à la soif de nous trouver ou nous retrouver autre. Dans le noir de ce théâtre d’ombres, dans ce spectacle de marionnettes, nous entreprenons un sacré voyage qui décoiffe, dont nous ne sortirons pas indemnes. Tout à coup, le désir naît en nous, impérieux, de faire preuve de discernement. Cette exploration nous bouscule, nous chamboule, nous déstabilise, nous trouble profondément. Elle nous donne le désir de mieux connaître cette auteur et de lire d’autres livres d’elle. Chacun nous ouvrira à des univers différents et c’est ce qui nous motive à avancer dans cette œuvre originale. La lire et la relire. Alors, n’hésitons surtout pas. Nous serons à chaque fois délicieusement surpris.
Oui, contrairement à ce que prétendent certains critiques avérés, attachés aux prix prestigieux, à une célébrité souvent usurpée, la littérature contemporaine française est bien vivante et pas toujours par des écrivains encensés par les médias.
Pierrette Epsztein
Isabelle Flaten, née en 1957 à Strasbourg, est une femme écrivain qui vit aujourd’hui à Nancy. Décidée à se consacrer à l’écriture, elle ne lâchera plus sa plume ou son clavier peu importe, en se lançant à chaque ouvrage un nouveau défi, variant sans cesse les sujets, la forme et le style. Elle est l’auteur de Chagrins d’argent (Le Réalgar, 2016), Adelphe (Le Nouvel Attila, 2019), La folie de ma mère (Le Nouvel Attila, 2020), Se taire ou pas (Le Réalgar, 2015).
- Vu: 1510