Ainsi parle le mur, Pascal Commère (par Murielle Compère-Demarcy)
Ainsi parle le mur, Pascal Commère, éditions Le temps qu’il fait, février 2022, 216 pages, 22 €
Le nouveau livre du poète Pascal Commère qui nous offre ici un roman publié aux éditions Le temps qu’il fait, est à lui seul un mur porteur. Il supporte en effet la charpente d’une œuvre déjà remarquable, comme la structure/texture de planchers solides et typiques à savoir le socle d’une bibliothèque vivante enracinée solidement dans notre paysage littéraire. Pascal Commère est un écrivain de la terre (davantage qu’un auteur du terroir) et Ainsi parle le mur porte les saveurs de cette expérience et ce caractère marqués, à l’instar de ces mains du narrateur lorsqu’enfant une voix sèche l’accueillait au retour de ses échappées buissonnières en lui reprochant de rentrer les mains pleines de terre : « Qu’est-ce que tu peux bien faire pour avoir des mains de la sorte ? ». Reproche réitéré (« Et ça recommençait »), jusqu’à ce que le jeune garçon en ait honte :
Avant je pensais à cela en montrant mes mains. Je pensais à
la terre sèche, au sang sec aussi. « Est-ce que tu n’as pas honte ? »
j’entendais. Et ça recommençait. Et j’avais honte, il le fallait.
Sinon pourquoi me l’aurait-on demandé, pourquoi aurais-je
montré mes mains ?
Connivence avec la terre, filiation paternelle : les deux types d’attachement sont liées ici. « Avant », c’était au temps de l’enfance quand le père était encore vivant (aujourd’hui revenant, comme « ceux qui ont existé reviennent un jour sur le mur », précise le narrateur) et que le gamin inexpérimenté laissait la nuit les mots descendre en lui, le jour le monde monter dans la couleur, avant que “Un rêve (et sa suite) dans la nuit de Yan” (titre du préambule) ne changent le cours des choses, n’orientent le chemin des jours, ancré dans l’ordinaire quotidien des hommes de labeur (paysans, artisans, chalands, laboureurs, Les Commis (éd. Le temps qu’il fait, 2007, etc.), des ruraux d’hier. Le narrateur évoque des métiers ou des atmosphères d’autrefois (le bourrelier, le repasseur, le ferrailleur, les forains… les cinémas dont l’ouvreuse passait durant l’entracte avec sa corbeille en osier pour vendre aux spectateurs glaces et friandises, la boulange, les abattoirs…) fréquentés avec Yan. Yan… comme un compagnon de solitude, taiseux mais avec lequel le narrateur entretient une relation complice, dans l’entre-deux de l’appel étrange et merveilleux de qui se tient au bord du monde, y « habit(e) tout au bord », à la frange du jour et de la nuit là où « (…) partout dans le monde des veilleuses s’allumaient. Partout Yan attendait, et je savais que c’était là » ; Yan, l’alter écho du narrateur à l’écoute de la voix du mur… Pas un frère vraiment, pas un double, mais un Autre, complice, très proche, différent des autres (« Yan était différent »), un ami fidèle avec qui le narrateur fait les 400 coups et traverse la vie ébouriffante d’une jeunesse partagée, à qui il ne peut/veut mentir, qu’il ne pourrait trahir ; un ami sur l’épaule de qui se pencher, se confier et se reposer ; un ami sans qui il n’y aurait pas de « mur » et qui constitue un mur à lui seul ; un ami qui vous accompagne et qu’on accompagnera jusqu’au bout… Yan, le mur et le narrateur constituent par leur épaisseur d’être un trio majeur de ce roman de Pascal Commère. Des ombres dansent sur les parois du monde de l’Obscur, langage d’une voix (davantage que parole) à l’appel signifiant qui déclenche une attitude chez le jeune narrateur, tant pris dans cette fresque vivante, sibylline et magique qu’elle devient sa « façon désormais de voir » ce qui l’entoure. Chaque élément vivant du monde (minéral, végétal, animal, être humain) s’incarne dans l’œuvre de Pascal Commère par le clair-obscur des mots posés/pesés comme pierres à l’édifice. Ici, « les mains » peuvent se détacher au premier plan, parlantes au sein même de leur silence, à l’instar du mur auquel le narrateur se confie et contre lequel il prend appui au cœur du vertige existentiel. La figure stylistique, métonymique, change notre regard, le capte, le transporte ailleurs. Et si chacune des pierres du mur raconte une histoire, les clins d’œil intertextuels viennent en approfondir la perspective. Ainsi, par exemple, l’incipit du chapitre I avec sa référence camusienne vers l’incipit de L’étranger :
« Mon père est mort aujourd’hui. Non, ce n’est pas vrai. Mon père n’est pas mort aujourd’hui, mais j’aurai bientôt l’âge qu’il avait quand il est tombé il y a presque trente ans ».
Pascal Commère déplace l’effet parodique sur le critère du vrai/faux en jeu avec les télescopages du temps, là où Albert Camus jouait avec la temporalité du passé composé et de ses marqueurs distincts du passé simple instaurant une confusion dans la véracité des faits (« Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier. J’ai reçu un télégramme de l’asile : “Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués”. Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier »). Notre narrateur ne fonde pas son récit sur l’absurdité de la condition humaine mais tisse des liens – comme la terre alimente nos racines – entre des personnages et lui qui, au-delà du temps réel, demeurent soudés. Là où dans l’ombre, dans l’attente, « une voix sort du mur » et murmure le monde ébroué de sa poussière, le désenfouit, en en révélant parfois une perle insoupçonnée à l’image de cet « œil du lézard » où le temps bouge, où il remue nos nuits. L’œil à l’écoute, le narrateur voit la lézarde du monde et regarde sans bruit ni effraction se dérouler ses histoires de l’invisible par l’éveil de tous ses sens. C’est alors que les pierres deviennent vives, que la chair de la terre frémit, que les mots se lèvent et que le Livre, où s’écrit qu’« ainsi parle le mur », devient Chant poétique.
La permanence du souvenir ajointe la tenue solidaire de chaque pierre du mur, parce que, nous rappelle Pascal Commère, « le pire ce n’est pas d’oublier mais de cesser de se souvenir ». Les mots, soleils de l’extrême recours lorsqu’ils creusent, même obliques, jusqu’à toucher la chair frémissante de la terre, réveillent des ombres ou du moins, empêchent que personne ne s’en souvienne, ainsi lorsqu’ils écrivent dans l’histoire du narrateur « la pierre de Petit Soleil » – personnage « qui emporte avec lui l’image du maquignon et de ses pâtures, comme il emporte son ombre et avec elle sa musette de toile bise, et l’ombre de sa faux (qui) passe un instant sur la terre » et que le narrateur-poète le fait revivre, sa joue touchant la pierre, près du mur regardant son ombre apparaître, et qu’il entend une voix… Cette voix qui s’impose à lui comme elle s’impose au poète – plus qu’il n’en choisit le chant poétique, « obéissant à un émerveillement intérieur qui mêl(e) et l’air et la terre » dans Graminées publié aussi aux éditions Le temps qu’il fait, en 2007 ; obéissant au merveilleux et à l’étrange accueillis via les ombres du mur qui parle dans ce roman – cette voix, le lecteur y adhère, saisi par le filet de ses murmures au travers de lézardes de l’existence –, cette voix nous y consentons, parce que la vie d’un autre est toujours un peu la nôtre, parce que « tous nous sommes pris dans la couleur », parce que le récit d’une vie porté par une perception simultanément réaliste et poétique du monde touche toujours la nôtre et rejoint notre propre histoire.
L’empathie éprouvée par le lecteur pour le narrateur, le partage d’événements – rendez-vous avec un passé parfois commun ou dont nous restons curieux dès lors que le monde nous intéresse dans ses aspects multiples et multiformes – et d’images symboliques, fonctionne dans ce roman biographique. Chaque personnage surgi de chaque pierre du mur qui se dresse sur le parcours existentiel du narrateur – ce sont pierres à paroles – évoque des souvenirs, réveille des nostalgies, dans tous les cas remue nos mémoires trop souvent engluées dans l’ombre, aveuglées par la mélasse du temps qui nous presse, l’épaisseur de nos endormissements. Que ce soient le père du narrateur, à la fois image du père disparu et symbole du lien de connivence que peut entretenir l’homme avec la terre ; Grand Joly le garde-champêtre figure légendaire des villages et portant aux habitants « des connaissances dont ils ne pouvaient se passer » ; Petit Soleil avec sa faux qui chante ; Marie-Bé qui fait faire un veau à sa vache chaque année ; l’Évêque au visage rouge des tueurs de cochons, le grand-père de Yan, qui est mort mais dont parle le mur et dont l’ombre escorte le narrateur par la pierre qui parle ; « ce vieux fou de Prépuce », « un pauvre hère un traignat », dont personne ne sait rien « si ce n’est ce qu’on raconte » ; le vieux Maroille, le charretier du château, le fouet (dit « Perpignan ») pendu au cou, passant avec son attelage sur la rue, parmi « le bruit mouillé des roues cerclées de fer sur le goudron, les craquements du chariot », « avançant du même pas que les juments, martelant le sol de ses croquenots cloutés » ; « La Fernande » ; Mademoiselle Marguerite… ; les frasques de Yan ses silences ses blessures ses cicatrices ses façons sans manières son allure son rire ses Gauloises et ses pipes, ce qu’il donne à rêver aussi lorsque le narrateur évoque le moment où Yan parle du pays d’où il a rapporté sa précieuse pipe culottée et qu’une fresque poétique s’ouvre sur la page portée par une respiration lyrique et cosmique qui donne du souffle à notre propre respiration de lecteur :
(…) Puis vient le moment où tu évoques le pays d’où tu (…) as rapporté (ta pipe).
Tu parles alors des villes et je ne les connais pas, ni les villes ni leurs noms que je répète à voix basse, c’est comme si je mordais dans un fruit mûr. De ces fruits qui ne poussent pas ici, le jus coule de mes lèvres, ou bien leurs noms sentent les amandes et j’entends sur ma langue un petit bruit comme lorsqu’on croque avec les dents, mais toujours les noms des villes que tu cites sont beaux. Jamais mon père ni mon frère ne me parlèrent des villes dont les noms mêmes sont bleus. Je leur donne cette couleur aussitôt, ou c’est eux qui se coulent en elle, comme si les noms des villes là-bas, les noms de ce qui semble beau, avaient une couleur d’encre. Alors tout ce qui vient des mots est bleu, j’imagine cela et je pense très fort à la mer, parce que dans les yeux de qui ne l’a jamais vue la mer est toujours bleue.
(…) la mer… Jamais elle n’arrivera jusqu’au mur – est-ce que je saurais seulement la dessiner ? –, pas plus qu’elle n’abandonne le sable. Depuis des millénaires elle vient et revient et s’en va et revient, on dirait une chanson, je voudrais tant parfois être un p’tit grain de sable (ou quelque chose comme ça qu’on laisse filer entre ses doigts) et savoir que la mer reviendra. Pas comme mon père, ni mon frère… Je me serre contre toi. Devant nous le feu monte et s’enroule comme une vague. C’est bientôt dans mes yeux comme une grande draperie rouge, est-ce que la mer ne ressemble pas un peu à cela quand elle est en colère. Tes mains s’approchent du rouge, et parfois si proche que tu pourrais les y plonger. Alors tes mains sont rouges, tes ongles aussi. Et pour mieux te souvenir tu enfouis ton visage dans tes mains, comme on plonge dans la mer. Et ton visage est rouge. Et chaque fois que tu parles face au feu ton visage a cette couleur. Comme si le bleu des mots (le bleu des ombres, des visages) dans la mer devenait rouge.
– toutes ces figures passent devant le mur qui nous parle d’elles, avant que l’orage reprenne sa course, avant que le monde change à travers la poussière et que les formes s’éloignent, avant que les êtres disparaissent perdus dans les couleurs… jusqu’à ce que leurs histoires reprennent, lues sur le mur, inoubliables ombres reformulées au lever du jour : dans l’inachevé d’un livre ouvert sur le monde, « ainsi parle le mur »…
L’empathie éprouvée par le lecteur avec les faits et l’atmosphère retranscrits ressortit également au style du romancier Pascal Commère. Le registre de la langue n’est guère purement littéraire au sens où l’oralité vient imprégner l’écrit comme on mélange dans un chaudron alchimique l’artifice et le naturel. La langue est travaillée par le vécu autant que ce dernier la travaille. De nombreux traits dialectaux viennent étayer une langue régionale qui confère à l’ambiance générale une couleur typique. Des régionalismes colorent la narration d’un supplément d’expressivité, « comme quand surgit un arc-en-ciel, ou si déjà le soleil perce à travers – c’qu’on disait alors, tu t’souviens : C’est l’bon Dieu qui bat sa femme et marie sa fille le même jour »… Aussi, la figure de la comparaison (peut-être plus propice au terrain de la prose que la métaphore d’usage éminemment poétique) souligne et fait ressortir le ressenti du narrateur, avec ses images, ses comparants aptes à faire-valoir une situation donnée ainsi reconstituée grâce à une plus-value stylistique. Le narrateur évoque précisément cet aspect dans le deuxième mouvement de sa composition romancée (dépourvue de titre comme le premier et troisième mouvement mais introduit chacun par une citation), à un moment où il rend visite à son complice à l’hôpital et qu’il souhaite signifier qu’alors Yan est passé de l’autre côté (« comme si quelque chose en dedans te serrait que tu voulais balancer là-bas, de l’autre côté des rues où le soleil descend pas »). La comparaison mais aussi la métonymie (« les mains grises »), escortées de l’image (poétique par essence, en l’occurrence « la potence »), signifient plus alors qu’une simple description :
Comme la première fois la porte de sa chambre était ouverte, et ce comme me fit mal. Il fallait donc toujours que les choses soient comme d’autres. Au-dessus du lit les mains grises tournaient, cherchant comme la première fois à s’accrocher à la potence. Et, comme la première fois – à moins que ce ne fût plus tard, le temps ici ne compte plus –, je pensais à des oiseaux. Et cela en raison de leur ombre. Une ombre filiforme qui ne devait rien à l’humain mais rappelait celle des oiseaux justement, de sorte que je vis des ailes s’élever de la potence ; des ailes grises comme le sont les mains au-dessus des jardins quand il n’y a rien d’autre sur la terre que le vent gris qui souffle. Je compris alors que je ne me débarrasserais pas de ce comme. Et moins encore ici dans ce quartier de l’hôpital, si vaste tout à coup que je m’y perdais, errant entre des bâtiments blancs. Et dans ces bâtiments aux fenêtres semblables se fermeraient bientôt des yeux gris ; c’était l’heure. Dans les étages, les derniers couverts tintaient sur les dessertes. Et ces tintements, propres à la vaisselle des cantines des collectivités, me rappelaient des cris d’oiseaux. Et de fait, sans qu’on ne sût jamais à quel étage l’incident avait lieu, un oiseau tombait à terre parfois, se brisait.
Les images, filées, accentuent le pittoresque du récit par-ci par là : « Je ne sais pas comment tu vois les choses. Ou si j’ai de drôles d’idées. Dans ma tête aussitôt la canette (de bière) se change en fille de bar ; son étiquette à la ceinture, tu vois, un tablier en somme. Sans compter la p’tite larme de sueur rousse à son cou… ». Les poètes – « de drôles de types » dixit Léo Ferré – ont toujours de « drôles d’idées », pour notre plus grand plaisir provoqué par l’émotion d’une représentation imagée/d’une image poétique réussie.
La terre dans ce roman tient sa place, une vraie place, celle des hommes laborieux, non pas celle mal domestiquée ou que ne connaissent pas les néo-ruraux d’aujourd’hui. La terre qui s’ouvre au jardinier, qui lui demande courage et patience, celle à laquelle le jardinier poète sait parler et qui l’écoute (« la terre qui est partout t’attend chaque jour dans ton jardin »).
La terre qui « a ses raisons elle aussi », qui a soif, qui est en colère. Qui vit. Qui éclaire tout, comme tout ce qui vit.
Ainsi parle le mur ouvre le livre de la Vie ; le livre de Yan lorsque la boîte de couleurs du narrateur est vide et qu’il imagine ce qu’il revit.
Murielle Compère-Demarcy
- Vu: 1393