Ainsi parlait Montaigne, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister (par Marc Wetzel)
Ainsi parlait Montaigne, Dits et maximes de vie, janvier 2022, 192 pages, 14 €
Ecrivain(s): Gérard Pfister Edition: Arfuyen
Le titre de l’œuvre de Montaigne (Les Essais) a, on le sait, inauguré le sens du genre littéraire essai (réflexion personnelle et libre sur un ou plusieurs thèmes croisés intéressant la vie des hommes). Et ce qu’essaie Montaigne, ce n’est ni « penser pour penser », ni non plus simplement « penser pour voir » (pour un hasard fécond d’enchaînement d’idées), mais bien : penser pour voir ce que ça changerait à vivre. « Et si l’effort de juger autrement pouvait nous aider à être ? », semble-il se demander toujours, nous conviant à nous en assurer. Et le miracle a lieu : en sollicitant constamment l’expérience de la vie (de la sienne et de celles dont il fut partie prenante, témoin, ou lecteur ), l’intelligence même de la vie se fait soudain transmissible.
Mon prof de Terminale disait carrément que Montaigne avait inventé la prose, Descartes la pensée, et Pascal la langue françaises. La prose, telle qu’il la parle en en parlant, c’est sûr :
« Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, pareil sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non pas tant délicat et peigné que véhément et brusque » (86).
L’ordre strictement chronologique choisi (par l’auteur de ce florilège) dans la succession des fragments permet, en une seule lecture, de constater que l’esprit de Montaigne (mort à 59 ans) a constamment su vieillir. Avec l’âge, le voici de plus en plus précis (malgré ses digressions), pertinent (malgré ses doutes) et serein (malgré l’usure privée et les tourments publics). De toute façon, il s’est juré d’apprendre du vieillissement même à mieux s’employer et se résoudre à celui-ci, en se dégrisant du temps de vie absorbé déjà :
« Il ferait beau être vieux si nous ne marchions que vers l’amendement. C’est un mouvement d’ivrogne titubant, vertigineux, informe, ou des joncs que l’air manie en tous sens à son gré » (346).
Comment ? D’abord en se dressant un si lucide tableau des situations générale et personnelle qu’aussitôt décroît à presque rien la masse des illusions utiles :
« La corruption du siècle se fait par la contribution particulière de chacun de nous : les uns y apportent la trahison, les autres l’injustice, l’irréligion, la tyrannie, l’avarice, la cruauté, selon qu’ils sont plus puissants ; les plus faibles y apportent la sottise, la vanité, l’oisiveté, parmi lesquels je suis » (336).
Ensuite en laissant à la raison, à l’instar de la vie qu’elle guide, le droit de prendre son temps : notre façon (ordinairement précipitée) de nous débarrasser de nos maux les aggrave :
« Le monde est inapte à se guérir ; il est si impatient de ce qui le presse qu’il ne vise qu’à s’en défaire, sans regarder à quel prix. Nous voyons par mille exemples qu’il se guérit ordinairement à ses dépens » (343).
Enfin en s’appliquant à soi-même la règle (difficile, peu suivie) du bon père : savoir, devant la jeunesse confiante et féconde, s’écarter. Montaigne ne cesse de railler les tyrans domestiques, qui prétendent régir une énergie qu’ils n’ont plus, et paralysent ce dont ils sont pourtant la source. Dès qu’on fait obstacle à mieux que soi, on n’a plus vrai titre à rester soi. Et ce qui est vrai du père de ses enfants brimés l’est aussi du père de soi que vieillir fait devenir : il faut céder sa part de chemin à la seule part de soi qui mérite encore avenir. Et cette part que s’user n’use pas, c’est dit-il magistralement le cœur et l’amour :
« C’est une farce très inutile qui rend les pères insupportables à leurs enfants et, qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et par conséquent le vent et la faveur du monde ; et ils reçoivent avec moquerie ces mines fières et tyranniques d’un homme qui n’a plus de sang ni au cœur ni aux veines (…) Il y a tant de sortes de défauts dans la vieillesse, tant d’impuissance, elle est si propre au mépris, que le meilleur gain qu’elle puisse obtenir, c’est l’affection et l’amour des siens : le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes » (157-8).
S’amender ainsi doit d’ailleurs commencer tôt (chaque homme, dès qu’il est né, est en âge de pouvoir vieillir…), et Montaigne conseille très gaillardement de ne pas étudier trop tard l’art de vivre, dissuadant (comme Epicure) de remettre au lendemain l’étude du bon accueil de l’aujourd’hui :
« On nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote sur la tempérance » (82).
Auto-amendement lui-même sans illusions. Même devenant son propre maître, on sait d’avance qu’en tout cas on ne saura redevenir sa nourrice :
« Je trouve que nos plus grands vices prennent leur pli dès notre plus tendre enfance et que notre principal gouvernement est entre les mains des nourrices » (48).
Et ne pas étendre loin de soi son périmètre de réformabilité ! D’abord parce qu’il faut (51), par courtoisie et décence, ne jouer au libre juge que de soi à soi. Ensuite parce que mettre en scène sa propre révolte en fait perdre le fil, comme l’exprime savoureusement Montaigne :
« Le fruit du trouble ne demeure guère à celui qui l’a suscité : il bat et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs » (53).
Enfin parce que relire méthodiquement les premiers jets de ses propres conversions en apprend beaucoup sur elles. Il faut croire, devant tant de richesse de perspectives, ressources et nuances de cet auteur, que Montaigne s’est comme lui-même constamment lu par-dessus l’épaule. Et le souffle de l’esprit, comme tout vent (132), n’est efficace qu’au choix d’un cap.
« Un lecteur perspicace découvre souvent dans les écrits d’autrui des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches » (55).
Relire sévèrement ses efforts de vivre, oui, mais sans violence (qui – 155 – n’éduquerait qu’au mal-vivre), sans dégoût de soi (« C’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et mépriser soi-même. C’est par une pareille vanité que nous désirons être autre chose que ce que nous sommes », 143), mais sans non plus copier, même les meilleurs : suivre un autre, estime rudement Montaigne (70), c’est ne chercher rien ! On n’a de toute façon pas le choix, car la pauvreté d’âme est fatale, annulant son pouvoir même de s’enrichir un jour :
« La pauvreté des biens est aisée à guérir ; la pauvreté de l’âme, impossible » (390).
L’extraordinaire, c’est qu’il rend ainsi irrésistible ce qu’il montre par ailleurs impossible : penser pour autrui ! C’est qu’il ne s’adresse, en chacun de nous, qu’à ce qu’il sait nous résister exactement de même que cela s’avérait rechigner et tricher en lui. Se ressaisir de ses propres facultés, lui seul enseigne – universellement – comment et combien chacun ne peut le faire que pour lui-même. Il nous libère ainsi d’une « location » forcée de notre esprit :
« Ceux qui savent combien ils se doivent et à combien d’offices ils sont obligés envers eux-mêmes, trouvent que nature leur a donné mission assez pleine et nullement oisive. Tu as bien largement affaire chez toi, ne t’éloigne pas. Les hommes se donnent en location. Leurs facultés ne sont pas pour eux, elles sont pour ceux à qui ils s’asservissent » (380).
On ira donc, avec immense profit, découvrir les généreuses subtilités et intemporelles mises en garde de cet auteur du XVIème siècle. « L’actualité » des leçons de ce prodigieux autoportrait de la condition humaine est renversante. On plaisante à peine en disant que l’extrait 402 annonce que les réseaux sociaux détraquent et abaissent la démocratie en démocratisant notre folie et notre bassesse ; que le 404 fait résister à tout abus spirituel en refusant de nous mettre en demeure de croire ce qu’on nous fait avouer ignorer ; que les 412 et 413 ensemble font saisir que la liberté morale consiste à reprendre le pouvoir sur notre propre compréhension du juste et de l’injuste ; ou, le 400, que la célébrité médiatique est de teneur telle que « c’est déshonneur d’être ainsi honoré », etc. Dans tous les cas, la leçon est la même : comprendre assez la réalité de la vie pour savoir qu’il faut la « servir selon elle » (368), non selon nous, mais que nul ne peut la servir valablement qu’en s’y conduisant lui-même (« me donner à autrui sans m’ôter à moi », 388), sans jamais d’ailleurs s’excuser de vivre (l’impardonnable est seulement de le faire indiscrètement et insolemment).
Il est tout à fait clair qu’on tient ici, avec ce recueil, parfaitement organisé et accessible – très cohérent, très lisible, très fidèle à la loyauté de présence qu’il ouvre –, le moyen de lire au mieux Montaigne et profiter de sa fraternelle lucidité. « Il serait vraiment dommage, écrit Gérard Pfister avec une merveilleuse simplicité, de se passer d’un ami si discret et bienfaisant ». Un ami, dit justement Montaigne (359), est celui qui nous fait du bien du seul fait de s’en faire à lui-même. L’extrait 214 dit d’ailleurs une chose belle et vraie : que le sommeil endort mieux les songes que la veille seule et spontanément ne dissipe les vaines rêveries. Mais ce petit livre (qu’on complètera, opportunément, de l’excellent Dictionnaire amoureux de Montaigne, Plon, d’André Comte-Sponville) est alors comme une veille augmentée, partageable, vaillante – qui sait se et nous nourrir d’une adversité, qu’elle éclaire et absorbe. Ce que cette pensée fait vivre est décisif, d’autant (308) qu’on ne vaut, mort, que ce qu’on aura fait vivre.
Marc Wetzel
- Vu : 2002