Ainsi parlait Marcel Proust, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister (par Didier Ayres)
Ainsi parlait Marcel Proust, présenté par Gérard Pfister, Arfuyen, janvier 2021, 192 pages, 14 €
Je crois qu’il est important de mieux connaître Marcel Proust, ce grand romancier qui est d’abord un grand écrivain, à travers un angle de son travail dans lequel s’établit la quintessence de sa pensée, une espèce de philosophie très fine où le langage est primordial. C’est cela à quoi nous invite le dernier Ainsi parlait des éditions Arfuyen dans un choix de textes de Gérard Pfister. Quand je dis la pensée de Proust, je le dis à dessein. Elle est vive, fructueuse, elle permet le dialogue de l’abstrait et du concret ; elle explique non pas une méthode mais crée un éclairage sur des questions aussi difficiles que : la mort, l’amour ou le temps, l’amitié, la littérature ou la maladie.
Je comparerais facilement ce qui raisonne dans l’œuvre de l’auteur de La Recherche à une réaction chimique, c’est-à-dire voir où sa pensée se manifeste par bouffées, par clusters de points de vue comme en musique, un assemblage où même le doute est significatif, hésitation que le romancier rend apparent, car sa « pensée » est plus une inspiration que la quête d’un système, une fabrique idéologique. Ce qui est notable c’est la plasticité de cette écriture, à la fois heureuse à lire et par elle-même monde meuble et susceptible de recomposition (du reste, on sait très bien comment Proust fabriquait ses personnages, très souvent par condensation).
Et si Walter Benjamin comparait la phrase de Proust à une crue et une décrue (qui fertilisent comme les inondations du Nil), on pourrait évoquer une sorte de fertilisation par des appuis scandés, des lumières soudaines dans la continuité du récit qui jettent un éclairage, comme si la beauté de ce récit en devait passer par des bouts de pensée, des incises, des hypothèses en quelque sorte. Du reste, je crois que cette poursuite esthétique a plus à mettre en parallèle des lignes, que des volutes ou des cercles. Pour moi, son expression n’est pas baroque (comme la définit Barthes), mais mieux des digressions d’ordre rectiligne, comme nous en connaissons bien l’état dans la langue de Racine, ou dans la lumière de Poussin, plus que dans celle de Rubens. Ce sont davantage des droites que des arceaux.
À partir de là, me semble-t-il, l’on goûte au plaisir du texte. Et pour préciser, je vais tenter d’approfondir ce que j’entends par la « pensée » de Proust ici. Elle n’est pas de l’ordre de l’intelligence d’un appareil discursif, ni une exploration des liens et des nœuds d’un sujet intellectuel. Elle est une conception d’elle-même qui, plus par surcroît, agit comme fusion, comme coalescence intuitive, comme approfondissement de petits éclats d’observation, comme méditation, perspectives de très courte portée physique, confinant à une espèce de songe ramassé, qui touchent plus fortement par cela et donnent à Marcel Proust un titre de poète.
Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s’insère, se greffe en l’esprit de celui qu’elle réfute, au milieu d’idées adjacentes, à l’aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie ; si bien que la sentence finale est en quelque sorte l’œuvre des deux personnes qui discutaient.
De là, l’inquiétude, signe des artistes supérieurs. Son écriture rend possible les condensations (cette fois-ci des idées entre elles). Elle œuvre pour l’écrivain une vision du monde. Elle conduit paradoxalement vers la lumière, vers la clarté d’esprit. Elle coalise l’esprit et la lettre. Elle émane d’une personne intérieure, de la musique du for intérieur, et non du masque du romancier (est-ce cela qui décide de son génie littéraire ?).
Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien faire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité.
Est-ce le souffle qui importe davantage que la vie mondaine que décrivent ses romans ? On sait combien il a souffert par la respiration – inspiration, expiration – et l’on comprend d’autant mieux le système de sa pensée, vécu comme des bouffées, des plongées en apnée dans le centre vital de l’écriture. Sa poétique ressemble en un sens à ce poisson soluble qui ne se manifeste que par l’acte de pêcher, que par la nasse qui le saisit. Et même, l’on pourrait considérer cette démarche comme celle du punctum de Barthes, qui agirait sur le lecteur grâce à une focale subite vers un ailleurs de la fiction, vers un monde de l’idée, vers un vortex intérieur au récit, notamment romanesque, qui fixe et fige toute l’attention, et fait se détourner le lecteur d’une simple visite au musée des Guermantes et des fêtes tristes où l’on rencontre Charlus tout abîmé dans un temps retrouvé. Cette pensée augmente l’œuvre, lui dessine des nuages flottants. Ainsi, cette philosophie de l’impermanence des choses (comme nous le révèle si durement le vieillissement des personnages de La Recherche) se comprend comme une fatalité, par exemple de l’asthme de Marcel Proust qui le destine à périr, mais dont la mort vacante dans la respiration de l’écrivain vaut pour la description de l’arrière-fond de son esprit, la pensée (au sens strict), pleine de tout le désespoir que connaissent d’abord les artistes.
Didier Ayres
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