Ainsi parlait Épicure par Gérard Pfister (par Gilles Banderier)
Ainsi parlait Épicure, fragments inédits choisis et traduits du grec et du latin par Gérard Pfister, Orbey, Arfuyen, 8 septembre 2022, 188 pages, 14 €.
Edition: Arfuyen
Il faut être prudent, nous le savons tous, lorsque l’on parle de complot ou de conspiration, qui impliquent tous deux un secret absolu, alors que, le plus souvent, le plan est posé sur la table, accessible à quiconque veut – ou peut – le voir et a la curiosité de le consulter. Dans le cas particulier d’Épicure, cependant, tout se passe comme si une double conjuration avait été à l’œuvre. D’une part pour faire disparaître matériellement son œuvre : les doxographes antiques rapportent qu’il avait composé trois cents volumes. On peut toujours débattre quant à savoir s’il s’agissait de livres distincts, autonomes au sens moderne du mot, ou de rouleaux séparés (il en fallait plusieurs pour transcrire un traité entier). Quoi qu’il en ait été, l’ensemble était considérable et la comparaison avec le massif des œuvres de Platon, Aristote ou Plotin qui nous sont parvenues s’impose. Or, de cet ensemble très important, ne subsistent que trois lettres, des maximes et divers fragments. D’autre part, à défaut d’un effacement complet (la survie du peu qui subsiste tient à une succession improbable de miracles philologiques et archéologiques), la pensée d’Épicure a fait l’objet d’un gauchissement et d’un travestissement trop systématiques pour ne pas avoir été délibérés.
Bien entendu, il ne faut pas se représenter des conspirateurs se réunissant par une nuit sans lune pour tramer la disparition ou l’affadissement de la pensée d’Épicure. Non, mais bien des lecteurs intelligents au cours des siècles avaient compris son potentiel subversif et firent le nécessaire, chacun de leur côté, pour l’atténuer. À qui serait tenté de rejeter la faute sur les monastères qui, des siècles durant, détinrent le quasi-monopole de la copie et donc de la survie des œuvres antiques, on doit objecter que des moines oubliés transcrivirent le De Natura rerum (dont un manuscrit fut retrouvé dans la bibliothèque d’une abbaye bénédictine, même si l’on ne sait plus exactement laquelle). Or, le poème de Lucrèce, en latin, était plus accessible que les textes d’Épicure, dont la disparition remonte à plus haut.
Avec la rigueur, la minutie et l’obstination quasi-entomologique qui caractérise la philologie allemande, Hermann Usener (1834-1905) passa des années à rassembler ce qui restait d’Épicure, les fragments du maitre, les citations, les citations de citations, les commentaires et les commentaires de commentaires. Il publia en 1887 un volume indépassé d’Epicurea, réimprimé à l’identique en 2010. Si fondamental soit-il, c’est un livre d’un autre temps, le latin et le grec ancien étant voués dans nos pays au même statut que le sanskrit ou le sumérien, des langues qu’on étudie à l’Université ou dans des instituts spécialisés (si on les étudie encore).
Gérard Pfister a puisé dans le trésor rassemblé par Hermann Usener (grâces leur soient rendues à tous deux) pour confectionner un très élégant volume, bien imprimé et de surcroît bilingue. Les trois lettres d’Épicure, dont il existe plusieurs éditions françaises, n’y sont pas incluses, mais on lira, outre les fragments proprement dits, des témoignages provenant d’auteurs aussi différents que Sénèque et saint Jérôme.
Épicure fut-il épicurien ? La question est moins saugrenue qu’il n’y paraît. Certes, de nombreux philosophes se sont vus transformer en adjectifs n’ayant parfois qu’un rapport éloigné avec leur pensée (l’amour platonique a peu à voir avec Platon et Descartes ne fut pas toujours aussi cartésien qu’il aurait pu l’être, puisque des rêves jouèrent un rôle crucial dans sa pensée). Cependant, cette belle chrestomathie refermée, l’ampleur de la distorsion a de quoi surprendre, voire atterrer le lecteur soucieux d’exactitude ou de simple justice, et rend d’autant plus impératif le retour aux sources, ad fontes, suivant le mot d’ordre des humanistes. Épicure professait la limitation des besoins, non parce que des circonstances économiques extérieures l’imposeraient, mais parce qu’en se limitant on se libère (« Nos corps ont seulement besoin de manger et de boire. Là où il y a de l’eau, du pain et ce genre de choses, la nature est satisfaite », p. 139), le but étant le bonheur individuel en ce monde, parce que nul ne peut dire s’il en existe un autre. Épicure ne fut même pas athée, au témoignage de Cicéron (p. 33), même si, d’après Lactance, il ne manqua pas de poser la question lancinante et jamais résolue de manière satisfaisante, de la présence du mal dans le monde : « Soit Dieu veut ôter les maux et ne le peut pas ; soit il le peut et ne le veut pas ; soit il ne le veut pas et ne le peut pas ; soit il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut pas, il est faible, ce qui ne convient pas à un dieu. S’il le peut et ne le veut pas, il est jaloux, ce qui est également étranger à un dieu. S’il ne le veut pas et ne le peut pas, il est à la fois faible et jaloux, et ce n’est pas un dieu. S’il le veut et le peut, ce qui seul convient à un dieu, d’où viennent alors ces maux ? Pourquoi ne les ôte-t-il pas ? » (p.117). Cette formulation quasi-mathématique a plissé le front de générations de théologiens.
Gilles Banderier
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