Ainsi parlait Albert Schweitzer, Jean-Paul Sorg
Ainsi parlait Albert Schweitzer, janvier 2018, 168 pages, 14 €
Ecrivain(s): Jean-Paul Sorg Edition: Arfuyen
« Lorsque vous tracerez mon portrait, que ce ne soit pas sous la figure du docteur qui soigne les malades. C’est ma philosophie du respect de la vie que je considère comme mon apport principal à l’humanité » (p.145).
L’Alsacien Albert Schweitzer (1875-1965) est un homme qui semble préférer travailler toujours pour n’avoir jamais à tricher ; et un homme qui, bien que pasteur, estime que le cœur a davantage puissance de révélation que la Révélation n’a force de cœur : « Celui qui croit être chrétien parce qu’il va à l’église fait une erreur. On ne devient pas une auto en entrant dans un garage » (p.149).
L’immense mérite de ce recueil de fragments (effectué avec brio par J.P. Sorg au sein d’une œuvre immense), en-dehors de sa vive et très éclairante préface, est d’abord de présenter deux extraits brefs et centraux, explicitant parfaitement le problème central de la vie de pensée d’Albert Schweitzer, sa contradiction fondatrice. Les voici :
« Tous les problèmes de la religion se ramènent finalement à un seul : le Dieu que j’éprouve en moi est autre que le Dieu que je discerne dans l’univers. Il m’apparaît dans l’univers comme une force créatrice prodigieuse qui me reste énigmatique ; il se révèle en moi comme volonté éthique » (p.97).
« Dans l’univers, la volonté de vie se manifeste à nos yeux comme volonté créatrice, pleine d’énigmes insolubles et douloureuses ; en nous elle se manifeste comme volonté d’amour, qui cherche à dépasser la division de la volonté de vie contre elle-même. La conception du monde fondée sur le respect de la vie a donc un caractère religieux » (p.115).
Qu’on me permette de ne retenir dans cette petite chronique que les éléments de résolution de ce dilemme par l’auteur.
C’est d’abord un homme qui, ni n’accepte tout du monde (au prétexte que celui-ci est l’œuvre de Dieu), ni n’en refuse tout (en prétendant que cette œuvre est mortelle, indéterminée et fatale). Pour Albert Schweitzer, il faut accepter, non le monde, mais l’action bénéfique de Dieu en lui ; et rejeter, non le monde, mais notre maléfique inaction en lui (puisque par exemple la civilisation, en retournant nécessairement la vie contre elle-même, se complique la sienne) : « La terrible vérité, c’est qu’avec l’évolution historique et le développement économique, le travail de la civilisation ne se trouve pas facilité, mais devient au contraire plus difficile » (p.107).
On sait que notre philosophe a forgé le concept de « respect de la vie » (Ehrfurcht vor dem Leben), et voici comment : il a lu Nietzsche et Schopenhauer, a bien compris leur commune (et cruciale) question, et rejette leurs solutions opposées. En effet : si la vie est vouloir-être ou volonté de puissance, comment éviter, soit qu’un respect de la vie s’échoue (comme chez Nietzsche) dans un culte de la puissance, soit que le renoncement à la puissance s’échoue (comme chez Schopenhauer) dans un mépris de la vie ?
Comment prôner un respect de la vie, à la fois sans angélisme (sans nier les antagonismes et l’injustice de principe de la vie) et sans cynisme (sans affirmer benoîtement que la fidélité même au propre de la vie justifie prédation, exploitation et amnésie) ? En repensant justement la vie, et son respect.
C’est ce que l’auteur fait : il condamne un respect stoïcien du monde, inévitablement fataliste ; il circonscrit mieux le chrétien amour du prochain, inévitablement anthropocentrique (si la dignité de la personne fait le prochain, la non-personnalité de l’animal exclut la respectabilité de sa vie et l’exclut lui-même du salut). On voit, dans un petit film tourné à Lambaréné en 1961, la chienne de Schweitzer passer avec, agrippé à son dos, le petit singe qu’elle a adopté : le fulgurant sourire de notre homme alors indique qu’en toute vie quelque chose du salut se joue.
Il y a, pour l’auteur, même si elles sont délicates à penser, une unité du vivant (toutes les formes de vie se tiennent peu ou prou entre elles, dans le temps et l’espace), une essence du vivant (la vie n’est pas d’abord action de puissance, mais puissance d’action sur soi. Être un vivant, c’est avoir en propre un centre d’activité sur lequel compter), mais aussi une conflictualité indépassable du vivant (que tempèrent commensalisme, soins parentaux et symbiose, mais que prouvent l’universalité de prédation, parasitisme et charognage).
« Jamais les vies ne s’unissent aux vies pour former une totalité vivante harmonique » (p.101).
C’est ce dernier point, tragique, qu’il faut affronter et assumer. Schweitzer n’est pas naïf : il sait que la vie, hors de l’homme, ne peut se respecter elle-même (le respect suppose une distance que l’immédiateté de la vie exclut et une déférence à l’égard de la loi qui dépasse infiniment la crainte des règles que peut par exemple manifester l’animal domestique) ; mais l’auteur en conclut qu’en l’homme ce n’est pas la vie, mais la raison ou la foi, qui respectera la vie. Il sait aussi que ce n’est pas au nom du monde (vivant ou non) que la vie sera respectée (c’est-à-dire que le droit à l’existence d’autres foyers de vie sera reconnu, ou que l’inviolabilité du mystère de la vie sera proclamée – justement parce que la vie n’est pas du tout mystérieuse à elle-même, elle se sent seulement dangereuse et bornée pour elle-même). Albert Schweitzer en conclut que ce qu’on apporte au monde pour le changer ne peut venir du monde : ce « respect de la vie », l’homme doit le donner (car il ne peut nulle part le prendre, ni même le rendre) pour le produire.
« Dans la liberté éthique (…), l’individu ne possède rien de ce qui constitue le monde, il ne peut que donner » (p.65).
Et tout ce qu’un homme peut donner est la pensée qu’il ne tire pas du monde. Albert Schweitzer estime en effet que la pensée est religieuse par nature : la pensée, qui consiste à se représenter l’action des causes et la possibilité des fins, est comme un pieux recueil du pertinent et du décisif, une scrupuleuse attention à ce qui fait la réalité et à ce que peut la vérité. Et réciproquement, la religion pense : elle ne peut certes connaître, car être religieux, c’est se croire créé, et toute création – y compris la nôtre ! – naît ex nihilo, c’est-à-dire d’une possibilité insaisissable par l’être qui la réalise ; mais, si l’énigme de l’univers à contempler demeure dans la puissance insondable de Dieu, l’énigme de la vie à transformer par l’amour, elle, nous appartient. Le projet de notre auteur est bien, comme disait André Gounelle, de « revenir à la religion par la pensée ».
On entrevoit alors une possible résolution du dilemme formulé au départ : si le Dieu créateur du monde garde pour nous l’obscurité et même l’ambivalence du monde, le Dieu d’amour nous fait, lui, travailler à un Royaume de Dieu dans lequel la Création s’aimerait elle-même. Le devoir d’engagement du chrétien est pour Schweitzer là : même si Dieu a créé l’univers par amour, le Royaume de Dieu (c’est-à-dire la Création vivant elle-même d’amour) n’adviendra pas sans notre action. Comme Thoreau jugeait absurde de bâtir une belle maison sur une planète inhabitable, Schweitzer juge vain et grotesque de sauver son âme avant d’avoir contribué à construire un Royaume habitable pour elle.
« La grande faiblesse de toute la doctrine de la rédemption apparue après le christianisme primitif est qu’elle n’entretient l’homme que de son salut personnel, indépendamment de la venue du Royaume de Dieu. Tant que cette dernière préoccupation restera à l’arrière-plan, le christianisme sera, dans le monde, semblable à une forêt d’hiver » (p.111).
L’humanité d’un être dépend de lui ; merci à Jean-Paul Sorg d’en illustrer ainsi une version exemplaire.
Marc Wetzel
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