Ainsi fut Auschwitz, Témoignages (1945-1986), Primo Levi (par Gilles Banderier)
Ainsi fut Auschwitz, Témoignages (1945-1986), février 2019, texte établi par Fabio Levi et Domenico Scarpa, trad. Marc Lesage, 304 pages, 14,90 €
Ecrivain(s): Primo Levi Edition: Les Belles Lettres
Même s’il en a publié d’autres, Primo Levi demeure pour la postérité l’homme d’un seul livre, Si c’est un homme, auquel tous les autres semblent subordonnés, comme les branches à un tronc. Rien a priori ne destinait ce chimiste turinois à devenir écrivain. Rien, sauf une expérience indicible et l’impératif moral de porter témoignage au nom de ceux qui jamais ne revinrent. Il avait compris que le silence de chaque rescapé était un cadeau posthume offert au nazisme.
Recueil de textes brefs, écrits pour les journaux ou à la sollicitation des autorités soviétiques et de la justice, Ainsi fut Auschwitz est un livre composé en partie à quatre mains, avec un autre homme de science, ou plutôt de l’art (les médecins considèrent ainsi leur discipline), Leonardo De Benedetto. Le titre du premier texte, signé des deux hommes, « Rapport sur l’organisation hygiénique et sanitaire du camp de concentration pour juifs de Monowitz (Haute-Silésie) », publié dans la Minerva Medica, un hebdomadaire de praticiens bien connu de l’autre côté des Alpes, trahit une tension vers l’objectivité scientifique.
Paru dans la livraison du 24 novembre 1946, il s’agit d’une des premières descriptions précises de l’univers concentrationnaire. Le ton est, autant que possible, dépassionné et le vocabulaire celui du médecin (« la fusion du pannicule adipeux s’accompagnait d’un développement d’une atrophie notable des tissus musculaires », p.22). Une consultation du dictionnaire de Littré (lui-même médecin) s’impose pour savoir ce qu’est une « décharge alvine » (p.23 : alvin, « qui a rapport au bas-ventre »). Une des premières descriptions, mais bien des choses se savaient déjà, à propos de médecine, précisément, comme les terrifiantes expériences anatomiques pratiquées dans les camps « avec le sérieux bien connu des Allemands » (p.69). D’autres textes témoignent de la mise en ordre et de la fixation des souvenirs, lorsque Primo Levi établit la liste de ses compagnons survivants ou témoigne devant la très faillible justice humaine (seuls les Nazis les plus voyants ou les moins doués pour la dissimulation durent affronter les tribunaux). La plainte de Primo Levi contre le Dr Joseph Mengele vint grossir un dossier bien fourni, mais le médecin ne fut jamais jugé, par les hommes en tout cas (il se noya au Brésil sans avoir répondu de ses actes, si ce n’est pas des années de cavale, faible prix à payer). Le rapport sur Friedrich Bosshammer aboutit à un procès… en 1971 (les Allemands ne sont pas seulement gens sérieux ; ils savent aussi prendre leur temps et l’intéressé mourut quelques mois plus tard, sans avoir fait une seule minute de prison). Levi témoigna également contre Eichmann, qui finit au bout d’une corde, après un procès shakespearien. Comme la plupart des siens, Eichmann n’imaginait pas qu’il aurait un jour à rendre des comptes, et surtout pas dans la capitale d’un État juif, signe tangible, campé au milieu du monde, de l’échec de tout ce à quoi l’ObersturmbannführerEichmann avait voué son existence.
Les textes circonstanciels de Primo Levi réunis dans ce volume (l’article de la Minerva Medica ne fut exhumé qu’en 1991) rappellent des vérités qu’il n’est pas bon d’oublier : le caractère rationnel, planifié, scientifique de l’extermination (« Auschwitz est le camp-pilote, où les expériences faites ailleurs sont rassemblées, confrontées et menées vers la perfection », p.146) ; le fait que des « réserves insoupçonnées de férocité et de folie gisent, de façon latente, au fond de l’homme après des millénaires de vie civilisée » (p.71). Cependant, à peine les premiers rescapés eurent-ils regagné leurs foyers qu’apparurent les mécanismes bien connus de l’oubli, de l’occultation, du refoulement et, bientôt, de la négation pure et simple.
Même si la plupart des textes rassemblés dans ce volume font figure de notes en bas de page à Si c’est un homme, il était utile de les révéler et de les traduire en français. Mais les épreuves auraient dû être mieux relues : il ne devait pas être difficile d’éliminer telle coquille (Roentgen, p.32), tel doublon (p.197), telle aberration lexicale (depuis quand parle-t-on de « corps crémés », p.49 ? Le mot existe en français, mais appartient au lexique du tissage) et, surtout, la confusion récurrente (pp.57-59-275), parfois à quelque lignes d’intervalle, entre Rudolf Hess, qui acheva sa vie seul pensionnaire de Spandau et se suicida en 1987, et Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, pendu quarante ans plus tôt sur les lieux où s’exerça son autorité.
Gilles Banderier
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