Ailleurs, Henri Michaux (par Marianne Braux)
Ailleurs, Gallimard/Poésie
Ecrivain(s): Henri Michaux Edition: Gallimard
Envie de voyage, mais vous avez déjà fait le tour de la planète, exploré toutes les cultures du monde sur place ou à distance ? Ce livre est fait pour vous. Regroupant trois récits de voyages imaginaires intitulés Voyage en Grande-Garabagne, Ici, Poddéma, et Au pays de la magie, Ailleurs de Henri Michaux, publié en 1948, est un livre surprenant qui à coup sûr vous dépaysera. Et en même temps, vous y reconnaîtrez peut-être des contrées traversées non pas sur terre mais au pays des rêves, où l’insensé devient sensé, l’extraordinaire ordinaire, où rien n’est impossible. Les peuples dont rend compte l’inclassable auteur de Plume et La nuit remue dans Ailleurs font éclater nos cadres de pensée et nos habitudes. Ailleursporte bien son titre : le texte transporte le lecteur très loin de lui-même, tout en se gardant de situer ces pays irréels, de sorte empêcher toute relation avec le monde réel. Tout ce que l’on sait, c’est que le narrateur y a vécu suffisamment longtemps pour connaître et, d’une certaine manière, en comprendre le fonctionnement.
L’auteur a vécu très souvent ailleurs. Douze ans en Garabagne, à peu près autant au pays de la Magie, un peu moins à Poddema. Ou beaucoup plus. Les dates précises manquent. […]
Certains lecteurs ont trouvé ces pays étranges. Cela ne durera pas. Cette impression passe déjà. […]
Ces pays, on le constatera, sont en somme parfaitement naturels. On les retrouvera partout bientôt… Naturels comme les plantes, les insectes, naturels comme la faim, l’habitude, l’âge, l’usage, les usages, la présence de l’inconnu tout près du connu. Derrière ce qui est, ce qui a failli être, ce qui tendait à être, menaçait d’être, et qui, entre des millions de « possibles » commençait à être, mais n’a pu parfaire son installation…
Avec une tranquillité des plus déconcertantes, Michaux prend dans Ailleurs« sa voix de pédagogue » déjà employée dans Ecuador, pour décrire les us et coutumes de ces étonnantes sociétés, souvent violentes, sur le mode du rapport ethnographique.
Quand un Emanglon respire mal, ils préfèrent ne plus le voir vivre. Car ils estiment qu’il ne peut plus atteindre la vraie joie, quelque effort qu’il y apporte. Le malade ne peut, par le fait de la sympathie naturelle aux hommes, qu’apporter du trouble dans la respiration d’une ville entière. Donc, mais tout à fait sans se fâcher, on l’étouffe.
Entourant le pays de la magie, des îlots minuscules : ce sont des bouées. Dans chaque bouée un mort. Cette ceinture de bouées protège le pays de la magie, sert d’écoute aux gens du pays, leur signale l’approche d’étrangers.
A ces descriptions faussement objectives s’ajoute le récit du voyage lui-même, où le narrateur se met en scène, peu effaré devant de telles pratiques et s’efforçant d’apprendre les codes qui régissent les sociétés en question.
Comme j’entrais dans ce village, je fus conduit par un bruit étrange vers une place pleine de monde au milieu de laquelle, sur une estrade, deux hommes presque nus, chaussés de lourds sabots de bois, solidement fixés, se battaient à mort. Quoique loin d’assister pour la première fois à un spectacle sauvage, un malaise me prenait à entendre certains coups de sabots au corps, si sourds, si souterrains. Le public ne parlait pas, ne criait pas, mais uhuhait.
La folie raisonnable d’Ailleurs amuse, choque, confond, et séduit par la langue si particulière de l’écrivain qui la porte. La prose poétique de Michaux apparaît là dans toute sa force et son inquiétude face aux limites du langage réaliste. Se posant en « traducteur du monde », dans l’espoir vain d’échapper au « vase clos » que selon lui il constitue, Michaux explore dans ce texte les « millions de possibles » auxquels personne d’autre que lui n’aurait pu penser. Le lecteur y trouvera sans nul doute matière à de nouveaux rêves et à de nouvelles échappatoires hors de la réalité, du connu, du banal. Véritable remède à l’ennui, Ailleurs suspend le temps en relançant sans cesse le mouvement de la pensée et de l’imagination, à l’image de cette loi énoncée à la fin du livre par un habitant du pays de la magie : Métamorphose, qui engloutit et refait des métamorphoses. Chez nous, un moment ouvre un océan de siècles.
Marianne Braux
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