Aharon Appelfeld, une mémoire en miettes
« La littérature ne doit pas essayer de retranscrire l’histoire mais de révéler la vérité au sein de la vérité. C’est la tension continue entre le particulier et le général qui donne l’œuvre. Le particulier seul ne donne que la mémoire ou l’histoire. Le général seul ne donne que la philosophie ou la sociologie. Seule la confrontation entre les deux permet d’écrire. Mon particulier aura été la catastrophe, le ghetto, la forêt, la mort aux trousses. Le général pour moi est l’homme qui souffre et qui cherche l’amour. Pour moi les mots ne sont pas des pierres, mais des êtres vivants », Appelfeld, juin 2011 à Toulouse.
L’inimaginable – et non pas l’indicible – ne se partage pas. L’horreur ne se dit pas, l’horreur se réfugie dans une omerta codifiée. Récente, elle est inaudible pour celui qui n’en a entendu que l’écho ou n’en a vécu que les frimas. La plupart se détourne des fantômes hébétés qu’elle a laissés derrière elle. Leur regard brûlé à jamais leur est aveugle. Il faut reconstruire, il faut se reconstruire et reconstruire signifie souvent oublier, passer à autre chose, s’étourdir, vivre enfin et faire comme si rien ne s’était passé. Certains vont jusqu’à affirmer qu’elle n’a jamais existé. L’abject ne peut être humain. D’autres qui ont la lâcheté plus objective, pensent sans oser le dire que si elle s’est abattue – en grande partie – sur le peuple juif, marquant de ses violents stigmates son particularisme et son individualité, c’est qu’il y a certainement des raisons, des raisons qui leur échappent, mais sûrement de bonnes raisons.
Ainsi, celui qui l’a éprouvé dans sa chair jusqu’à l’insoutenable, jusqu’à n’être plus qu’une coquille irrémédiablement vide, un corps hanté par un non-sens permanent, une âme paralysée, devient coupable d’avoir survécu plus que victime, tandis que le chant de ses bourreaux continue à résonner, de commémorations en histoire dite mémorielle, de la litanie étouffée de ses cris.
« Devenu un mutant, un rescapé, mot terrible, un être sans existence, un être qui fait peur, une envie de hurler, il doit frôler les murs comme un dommage collatéral » (1).
L’horreur devient ainsi double amnésie. Eprouvée, étiquetée, rangée en faits regrettables et folies passagères, voire en épiphénomène au sens étymologique du terme d’un système totalitariste meurtrier, celui qui l’a subi ne peut échapper à son souvenir lancinant et corrosif qu’en l’enfouissant au fond de lui-même, comme on le fait d’un mauvais rêve dont on se demande au réveil si on l’a réellement rêvé ou encore, choix dévorant, en l’exorcisant tel un Sisyphe incongru.
« Autiste par déni, emmuré dans une schizophrénie construite où il est une minorité dans une majorité, comment peut-il vivre, ou plutôt survivre, lorsqu’il est nié de cette manière-là ? Comment peut-il se réconcilier avec le monde ? » (2).
Survivant de l’enfer, Aharon Appelfeld – à moins que l’évidence, douloureuse maturation, se soit lentement imposée à lui – a choisi l’écriture. Les mots, le dit du non-dit plus que la littérature, seront jusqu’à son dernier souffle, son Kaddish, sa renaissance au monde, le lien qui unit par delà le temps le fils au père, voire aux ancêtres, et en ce qui le concerne, à la figure maternelle. Ses romans – mais le mot convient-il à ce qui raconte non pas la Shoah, mais ses marges – sont un labyrinthe où il s’enfonce, se perd, se défait, se fait et se retrouve à travers l’étrangeté des évènements où se croisent, d’un récit à l’autre, les mêmes figures fantomatiques. D’un livre à l’autre, une même voix, celle d’un homme qui n’a pas renoncé à lui-même en dépit de l’annihilation à laquelle il fut soumis, lui comme tant d’autres.
Il retient de son enfance, tissée de muette contemplation et d’observations solitaires, des sensations et des images fugitives qui s’ouvrent et se ferment sur le cri de sa mère, Bunya, assassinée au début de la guerre (Histoire d’une vie), marquant en lui le dénouement de la lente montée du nazisme : lumière grise, soleil froid, rétrécissement de l’espace, sournois délitement des hommes et des femmes, incrédulité des uns, orgueil des autres, conflits larvés entre le « marrane laïc » dont l’assimilation se réalise au prix de l’éloignement de la tradition et celui justement qui respecte la loi mosaïque consignée dans la Torah, ou rejet du juif autrichien progressiste dont l’érudition se heurte au consumérisme bling-bling des nouveaux riches juifs, souvent commerçants talentueux. Aharon Appelfeld met à nu la réalité de l’emprise insidieuse du nazisme sur les êtres et les choses, entre le fonctionnarisme d’un système impitoyable et la société juive rongée par ses multiples dissensions internes, sauf lorsqu’il s’agit d’accuser à l’unisson le juif d’Europe de l’Est d’être la source des maux de tous les autres juifs (Badenheim 1939 ; Le temps des prodiges). Le ghetto dresse aussi ses murs à l’intérieur de chacun. La loi du plus fort et du plus débrouillard dénie la solidarité. La générosité y est parcimonieuse et l’exclusion, fréquente. Parler yiddish y est aussi mal vu qu’être communiste. Cette sincérité d’Aharon Appelfeld lui a sans doute valu quelques solides ennemis et peut-être, le soupçon d’antisémitisme. On ne fait pas passer impunément un peuple du statut de victime maximale sacrifiée à celui d’hommes ordinaires, avec ses grandeurs et ses misères, celles-là même dont il sera à la fois témoin et participant dans la longue errance qui le conduira de la solitude farouche des forêts ukrainiennes jusqu’en Palestine, où le futur devait être sans passé : « le slogan écrit et non écrit était : oublie, fonds-toi dans le paysage, prends racine, parle hébreu, améliore ton apparence, cultive ta virilité » (3).
Du ghetto de Czernowitz, il sera jeté sur la route pendant des semaines, la main de son père, Michaël, dans la sienne, le protégeant du froid, de la faim, des coups et de la noyade, repoussant à chaque pas la mort, jusqu’à l’éloigner de l’inéluctable, le camp de concentration à la frontière ukrainienne en Transnistrie. Il a dix ans à peine. Comme Tsili Kraus, l’héroïne du roman Tsili (4), un silence absolu lui fait prendre conscience de son abandon, plutôt que de cette solitude dont il va faire l’apprentissage loin des hommes. Il se nourrira de ce qu’il trouve, volera, mendiera, travaillera parfois pour des êtres plus durs que la Nature qu’il apprend à apprivoiser et à écouter. Les bêtes seront ses amies, les hommes et les femmes cauchemardesques et férocement antisémites qui l’exploitent, le battent et souvent le mal nourrissent, ses ennemis. Ceux-là lui enseigneront la dissimulation et la prudence, bien que son physique d’enfant blond qui le fait facilement passer pour un petit ukrainien, le mette a priori à l’abri de toute suspicion d’être « un sale youpin » et éloigne de lui la menace de quelconque sauvage exécution. Survivre au milieu de cette fureur destructrice, c’est renouer avec son instinct animal, le plus archaïque qui soit, et accepter de perdre son identité, tout en participant sciemment à cette perte construite. Jouer sans arrêt à faire semblant, ne pas se montrer nu pour occulter sa circoncision, être conscient que le moindre mot peut vous trahir. Peu à peu, l’enfant Aharon Appelfeld oubliera d’où il vient, ce qu’il fut et deviendra aphasique de toutes ces langues qui ont bercé son enfance, celle de ses parents qui parlaient le roumain imposé par le gouvernement, et le français de sa mère dont l’allemand a imprégné son cœur, sonorités auxquelles se mêlent des mots de ruthène des domestiques, de russe ou d’ukrainien et le yiddish de ses grands-parents. Désormais, la mutité sera son sauf-conduit et la certitude d’embrasser à nouveau sa mère, sa résilience.
Recueilli par l’armée rouge, le voici qui traverse l’Europe, partage un moment avec des gens « fatigués de la guerre et fatigués d’eux-mêmes, qui ne savent pas quoi faire de leur vie sauve et pour qui les mots qui subsistent du passé, semblent fades » (5). Il les voit manger goulument et vomir à pleins jets, boire jusqu’à s’étourdir, se disputer parfois jusqu’à s’entretuer. Il les voit clos sur une tenaillante prostration, ne rien dire, se lever et se suicider. Il les entend rire avec ces bandes étranges de jeunes orphelins qui les divertissent, exploités par des adultes véreux, juifs ou non, qui les obligent également à des commerces moins reluisants. Et surtout, il les écoute se taire, éluder ce que leurs yeux ont vu, leurs oreilles entendues et que leur cœur ne pourra jamais effacer. Ils ont oublié qu’ils étaient des hommes et n’aspirent plus qu’à être des ombres. Dans Et la fureur ne s’est pas encore tue, Bruno, la cinquantaine avérée, qui a été forcé à construire les fours crématoires qui dévoreront ses proches et ses amis – fragment mimétique peut-être d’Aharon Appelfeld et du Bruno enfant du Temps des Prodiges – remet sans cesse la même obsession à l’ouvrage, persuadé que les juifs se souviendront qu’un jour, ils ont été des princes et qu’en se souvenant, ils accompliront enfin leur destinée. La foi en l’homme est la seule voie de salvation, l’homme doit être un homme pour l’homme, un humain taillé au patron de sa noblesse plutôt que de ses faiblesses, un exemple qui permette aux autres de s’élever à travers lui, quand lui-même s’efforce d’être meilleur. Œuvres au noir de la rédemption, seule la musique peut éveiller ce que l’inconcevable a massacré, seule la lecture des textes sacrés peut leur rendre leur âme et leur innocence. Il y croit et le tentera. Un succès incertain qui fait peut-être écho à celui de l’organisation La vie nouvelle dont Appelfeld s’occupa en Israël.
Car, autant en Israël que sur les rives de l’Adriatique où il séjourne avant de s’embarquer clandestinement pour la Palestine en 1946, Aharon Appelfeld se heurte à une réalité blessante. Certains déportés, et ils ne sont pas exception, n’ont pas envie de sortir de la condition de déporté dans laquelle ils sont plongés. Ils en profitent et en abusent. Ils sont mesquins, parfois agressifs, et n’attendant plus rien de ce monde qui leur a tout pris, immensément cyniques. Autre vérité déstabilisante autant pour le lecteur que pour les victimes de la Shoah. Heureusement, il y en a quelques autres, des êtres lumineux, qui ont compris que « le passé, même le plus dur, n’est pas une tare ou une honte, mais une mine de vie ». Ceux-là comprennent au-delà des mots, dans le silence fédérateur qui enveloppe le vacarme horrifiant de leurs blessures invisibles. Un homme sans cicatrice est un homme sans réflexion, affirme Appelfeld. Et c’est auprès de l’un d’eux, Dov Sadan (6), que l’adolescent, rejeté par les rabbins et leurs fidèles qui ont plus important à faire que d’éduquer un quasi analphabète taraudé par le désir ardent de connaître ses origines au-delà de la simple généalogie familiale, va apprendre à parler, écrire et lire l’hébreu, sa langue adoptive, et le yiddish, sa langue cellulaire. « Sans langue, dit-il, j’étais semblable à une pierre ». Oublier donc la langue du ventre, qui est aussi celle des bourreaux, apprendre la langue idéologique d’Etat, l’hébreu, qui est celle de l’assimilation et sous-tend subtilement une forme autre de perte d’identité, et chérir la langue de la judéité, de la filiation juive, le yiddish, qui permet de faire revivre un monde disparu et de perpétuer son propre enracinement dans celui-ci, pour devenir – comme Appelfeld se définit – non pas « un écrivain israélien, mais un juif qui écrit en Israël».
Son écriture porte l’empreinte de sa mutité. Elle coule ou elle heurte, elle est faite de sons et de sensations, de brièveté et de silences bruyants, de désespoir têtu pour relier les strates d’une vie qui convulse encore, où le claquement d’une porte suffit à réveiller en lui la terreur, ou le froid de l’hiver le fait basculer dans un autre temps jamais révolu, celui d’un violent déracinement physique et émotionnel. Le souvenir naît de la sensation ancrée dans le corps et non de la réflexion, mais son propos est actuel, car il transcende le temps. Le réduire à un écrivain de la Shoah serait une erreur, car il parle des juifs et des non-juifs, de la dangerosité de l’homme en ce qu’il est imprévisible, de sa noblesse où il puise son dépassement. Il raconte ce qui ne se voit pas, loin des faits surmédiatisés, en marge des faits politisés, historicisés, voire psychanalysés de la Shoah, tout comme le photographe Philip Jones Griffiths montra de la guerre du Vietnam la détresse de vietnamiens et la désillusion des soldats américains.
On est touché par la pudeur de ses écrits, l’humour, la tendresse ou le pathétisme de ses compagnons d’infortune ou de ses personnages. Appelfeld ne juge pas, il donne à voir ce qu’il y a : le Mal dans sa crudité, le Bien dans son dénuement, l’Homme dans sa dualité, entre obscurité et lumière. Certains de ses livres sont plus difficiles d’accès, comme Badenheim 1939 qui donne l’impression de se perdre dans un labyrinthe, jailli de l’écriture même, répétitive. On est dedans sans y être, spectateur d’une narration surréaliste avec comme décor, des casinos, des cafés, des salles de concert et des lieux de plaisir où s’étourdit une société juive assimilée totalement inconsciente de ce qui l’attend. Sans doute, faut-il pour l’appréhender plus pleinement, avoir quelques notions de la culture religieuse juive pour être capable, par exemple, d’établir le lien entre Mariana – dans la Chambre de Mariana – et le hassidisme ou de mieux saisir la religiosité, entendue comme expérience mystique reliant directement le plus intime de l’âme humaine au Divin, qui est sous-jacente dans l’œuvre de cet écrivain.
Dans Histoire d’une vie, Appelfeld écrit : « la littérature, si elle est littérature de vérité, est la musique religieuse que nous avons perdue. La littérature contient toutes les composantes de la foi : le sérieux, l’intériorité, la musique, et le contact avec tous les contenus enfouis dans l’âme ». Et il ajoute dans une interview (7) : « La littérature, par nature, ne peut pas changer les hommes, ne peut pas changer la société. Mais elle est comme la bonne musique : cela fait germer en nous quelque chose d’essentiel, cela purifie notre vie, cela donne un parfum à notre vie et nous donne de la lumière. Donc la littérature, on ne connaît pas exactement son effet, mais elle porte le germe de quelque chose qui préserve notre humanité ».
D’un roman à l’autre, les visages, les lieux et les protagonistes changent, mais Aharon Appelfeld écrit inlassablement toujours la même histoire, la sienne, remplissant de mots les trous noirs de cette mémoire qui refuse à se livrer. Il reconstruit son puzzle, et lire tous ses livres c’est faire chanter le mantra Appelfled, l’histoire d’un homme dans l’Histoire, à laquelle il faut ajouter cette dernière, récemment traduite en français, qui est aussi peut-être la première, Le garçon qui voulait dormir.
Mélanie Talcott
(1) et (2) Les Microbes de Dieu, Mélanie Talcott, éd. L’ombre du regard, 2011, p.161
(3) Histoire d’une vie, p.8 et p.150, Editions de l’Olivier, 2004
(4) Tsili, éditions de l’Olivier, 2004.
(5) Histoire d’une vie, p.96.
(6) Dov Sadan (né Stock, 1909-1989), éminent spécialiste de la littérature hébraïque et yiddish, né à Brody (Galicie), s’installa en Palestine en 1925. Membre de la rédaction du quotidien Davar, il collabora à la maison d’édition Am Oved. En 1932, il fut quatre mois durant le secrétaire particulier de Shaï Agnon* (également ami d’Appelfeld), et de cet épisode naquit une amitié qui devait se poursuivre toute leur vie.
(7) Le Monde des Livres du 27/05/09, Aharon Appelfeld : Sans la vérité notre vie est sale.
* Shmuel Yosef Agnon (1888-1970), prix Nobel de littérature 1966
http://www.akadem.org/photos/contextuels/8296_5_Agnon.pdf
Né en Bucovine (région des Carpates orientales) en 1932, Aharon Appelfeld a 83 ans. Victime des persécutions antisémites dès son plus jeune âge, enfermé dans un ghetto, il est ensuite déporté dans un camp de concentration, d’où il parvient à s’échapper en 1942. Après des mois d’errance dans la forêt ukrainienne, il traverse l’Europe et s’embarque clandestinement pour la Palestine où il arrive en 1946. Il vit aujourd’hui à Mevasseret Zion, près de Jérusalem, avec sa femme Judith. Il est père de 3 enfants, 2 fils et la benjamine Batya. Aharon Appelfeld est devenu l’un des écrivains israéliens les plus célèbres. Prix Israël en 1983 et le Prix Médicis du roman étranger en 2004 pour son roman autobiographique Histoire d’une vie. Il a également enseigné la littérature à l’Université Ben Gourion du Néguev.
Bibliographie (en français) :
Histoire d’une vie, Récit, Prix Médicis étranger 2004, trad. Valérie Zenatti, Points Seuil
Le Temps des prodiges, trad. Arlette Pierrot, Points Seuil
L’Amour soudain, trad. Valérie Zenatti, Points Seuil
Tsili, trad. Arlette Pierrot, Points Seuil
L’immortel Bartfuss, Gallimard
Katerina, trad. Sylvie Cohen, Points Seuil
La chambre de Mariana, trad. Valérie Zenatti, Points Seuil
L’héritage nu, trad. Michel Gribinski, Éditions de l’Olivier
Floraison sauvage, trad. Valérie Zenatti, Points Seuil
Badenheim, 1939, trad. Arlette Pierrot, Éditions de l’Olivier
Le garçon qui voulait dormir, trad. Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier
Et la fureur ne s’est pas encore tue, trad. Valérie Zenatti, Points Seuil
- Vu: 3107