Agonie d’Agapè (Agapè Agape), William Gaddis (par Léon-Marc Levy)
Agonie d’Agapè (Agapè Agape), William Gaddis, 2002, Editions Motifs, trad. américain, Claro, 95 pages
Il s’agit aussi bien d’agoniser que d’agonir. Agonie d’un homme qui se sent – et veut – quitter ce monde qu’il abhorre tel qu’il le voir devenir et qu’il agonit d’imprécations aussi douloureuses qu’amères. Un flux de conscience poussé à son extrême constitue ce texte – roman nous ne dirons pas, même si le personnage est romanesque à souhait – comme il constitue un chapitre chez Thomas Bernhard dans ses diatribes de Perturbation. Il serait difficile de ne pas évoquer ce dernier et cependant Gaddis a l’amertume plus intime, plus humaine, plus collée à la noblesse de l’âme.
Et puis, page après page, on se laisse porter par quelque chose qui n’est plus le signifié, une prosodie, une mélopée, une aventure stylistique plus proche de l’Ulysse – presque de Finnegan’s Wake – de Joyce. C’est de ce côté que Gaddis regarde, le primat absolu du verbe, le dire plus que le dit. L’allusion à Joyce est même clairement énoncée. Parfois. Par des phrases scandées par des absences, des vides, des suspens.
[…] il est devenu l’autre et l’autre est le, l’autre l’a vaincu quand je me lève et que je je, je suis l’autre, fais deux pas je n’arrive pas à respirer à me lever à par, parler n’arrive pas à traverser la la, je n’y arrive pas n’y arrive pas n’y arrive pas !
Parfois en citant directement Joyce :
[…] Et ça parle de quoi votre livre monsieur Joyce ? Ça ne parle pas de quelque chose madame, c’est quelque chose […].
C’est dit. Ce livre que le vieil écrivain mourant ne parvient pas à écrire et qui contiendrait TOUT ce qu’il a à dire est simplement impossible, indicible, parce qu’écrire pour dire quelque chose est le contraire de la littérature, ce n’est pas son objet. L’objet de la littérature c’est l’écriture. En soi.
Gaddis vomit le monde tel qu’il le voit « avancer », c’est-à-dire régresser. Un monde qui n’a plus d’autre idéal que la recherche du plaisir facile, porté par la mécanisation, la technologie, la reproduction artificielle de ce qui fut le génie humain. La métaphore ultime de cette dégénérescence de la création est la musique, devenue objet de reproduction à l’envi, multipliée infiniment, à l’opposé de ce que fut la grande musique de concert où le génie de l’auteur se mariait avec celui des interprètes, moment unique en son genre, non répétable à l’identique. La reproduction en art est la mort de l’art, l’arrivée du commerce et de l’industrie dans un domaine réservé jusqu’alors à la solitude d’un créateur. Dans une répétition obsessionnelle, le narrateur moribond se réfère à la matrice de tous les maux qui dérèglent et engloutissent le monde : un rouleau à musique, point de départ de toutes les mécanisations de la création artistique, point alpha d’une chute vers la robotisation des choses et des êtres, l’effondrement de tout.
[…] l’effondrement de tout, du sens, du langage, des valeurs de l’art, le désordre et la confusion partout où vous regardez, l’entropie qui submerge toutes choses visibles, le divertissement et la technologie et tous les mômes de quatre ans avec leur ordinateur.
L’ombre de Pascal se mêle à celle d’Orwell. Le divertissement pascalien est le lit de la fin des libertés humaines par le véhicule de la technologie. Si Gaddis avait connu l’Intelligence Artificielle, il y aurait vu à coup sûr l’illustration suprême de son regard sur le monde : l’homme y devient aléatoire, peu à peu secondaire voire inutile. Et avec lui, bien sûr, l’imagination, la création, la poésie, la littérature. Nul espoir dans la logorrhée du narrateur, l’amertume devient la seule parole possible sans pour autant porter trace de salvation. Ce texte est un thrène, qui chante la mort d’un homme et des hommes, d’un monde et du monde. Et, bien sûr, la mort des poètes.
On est ici au cœur, au cœur de la question, bannir la poésie et bannir le poète, le plus grand d’entre eux parce qu’il est le plus grand, bannir Homère pour avoir raconté des mensonges grâce à la faculté qu’avait son art de charmer, de vous séduire avec la muse voluptueuse de la poésie épique et de la poésie lyrique, de nourrir les émotions des hommes au lieu de la tempérance, de la loi et de la raison ce dont nous débattons depuis le début n’est-ce pas ?
La littérature, réduite à une triste course aux Prix, organisée par les marchands de livres et au profit non des créateurs mais de ceux pour qui les Prix sont faits : gratte-papiers et ceux qui donnent les Prix eux-mêmes. Entre-soi sordide qui annonce l’enterrement de la littérature.
A peut-être gagné la médaille d’honneur de la George Cross même le Nobel une fois que vous avez été stigmatisé par le sceau ultime de la médiocrité votre nécro annoncera Mort du romancier lauréat du Prix Pulitzer à l’âge de patati parce que ce n’est pas le gagnant qu’ils plébiscitent non. Non, comme toute cette infection de Prix partout où vous regardez, ce sont ceux qui donnent les Prix qui se plébiscitent eux-mêmes, essaient de sauver leur profession de journalisme largement discréditée. « La presse est une école d’abrutissement, écrit Flaubert à George Sand, parce qu’elle dispense de penser ».
La mélopée obsessionnelle de William Gaddis résonne comme un requiem, celui qui accompagne la décadence du narrateur et du monde. L’agonie d’Agapè*.
Léon-Marc Levy
* Agapè : ἀγάπη, amour désintéressé, amour divin, sans désir de possession de l’autre, altruisme.
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