Adolphe, Benjamin Constant (par Léon-Marc Levy)
Adolphe, 219 pages, 3,70 €
Ecrivain(s): Benjamin Constant Edition: Le Livre de Poche
Benjamin Constant, plus encore que romancier romantique, est, avec Goethe, l’un des grands auteurs du Sturm Und Drang par son opposition radicale à la tradition du roman d’amour sage et policé du XVIIIème siècle. Marcel Arland le rappelle dans sa préface, Adolphe est contemporain de René (Chateaubriand), Delphine (Madame de Staël) ou Claire d’Albe (Sophie Cottin). A ce titre Adolphe tranche dans la littérature du temps, par sa rudesse, sa cruauté, et le refus absolu de gommer les aspérités mortelles de l’âme humaine.
Si l’on devait résumer ce roman, on s’apercevrait vite que c’est déjà fait, dès les premières pages, dès les premières lignes. Dès les premiers instants de la liaison amoureuse des deux personnages centraux, tout autre élément narratif est évacué par Benjamin Constant. La passion amoureuse fait le vide, enferme dans un confinement affectif deux êtres dont la vie ne sera désormais qu’eux-mêmes. Les vagues qui vont et viennent de l’amour à la douleur, de l’amour à la haine, puis de la haine à l’amour, scandent toute l’œuvre. Répétitions ? Oui. Et non. Derrière l’apparente itération des sentiments, l’histoire avance, l’intérêt dramatique s’affine et se précipite, le désastre s’installe.
Ce roman personnel participe de la vie amoureuse de l’auteur qui transpose dans la fiction ses amours avec Charlotte de Hardenberg, Madame de Staël et surtout avec Anna Lindsay. Amours orageuses s’il en fut, mais la transposition littéraire – Adolphe – dépasse toute liaison dangereuse imaginable par la somme de cruauté, de folie, en fin de compte de haine qui le traverse.
De l’amour comme essence de l’Enfer. Adolphe, ce court roman et grand classique de Benjamin Constant, est une effroyable traversée de la douleur. C’est pourtant le récit d’une relation amoureuse, celle d’Adolphe et Ellénore, qui va constituer la trame des sentes complexes et imparables des démons de l’âme – impitoyables destructeurs emportant dans leurs poussées de passion et de cruauté les cœurs et, finalement, les corps. Point n’est besoin ici du malheur qui survient, de la maladie, du décès ou de l’accident. Les démons ne viennent pas de dehors mais surgissent, grimaçants et hideux, de l’âme même des amoureux.
L’Enfer, c’est la folie amoureuse d’Ellénore. Elle hésite un temps à se donner mais – quand elle l’aura fait – le torrent de sa passion déferlera sur elle et Adolphe comme l’Achéron sur les défunts. Son amour est absolu, ne tolère aucun manque, aucune absence, aucun retard. Il est phagocytage, cannibalisme, aussi terrifiant que le serait la menace d’une meurtrière. Le pire – et c’est bien le pire – est que cette menace émane d’une femme qui ne veut que le bien de son amant, qui n’est qu’amour et caresses, dévouement et douceur. Pour rien au monde, elle ne souhaiterait le moindre mal à son amant, elle se contente de l’aimer. Hélas pour elle, hélas pour lui.
L’Enfer c’est surtout Adolphe, le héros et narrateur. Personnage pusillanime, infatué et léger, sa liaison avec Ellénore est, depuis le premier instant, une sorte de défi qu’il se lance à lui-même, séduire cette femme que, jamais, il n’aimera vraiment. Sa seule qualité est l’incroyable lucidité qu’il montre sur ses propres errances, ses faiblesses, son aptitude à la cruauté. En fait, Adolphe est un monstre. Un monstre en ceci que ses capacités de destruction il les voit, les sent, les analyse même et jamais, jamais, il ne trouve le courage de les arrêter, de les épargner à Ellénore. Par lâcheté, par veulerie, par renoncement à la dignité morale d’homme. Dans sa « réponse » à la demande de Benjamin Constant de publier le récit de son histoire – réponse évidemment aussi fictive que la demande, qui donne à Constant l’occasion d’avancer encore dans l’analyse des bassesses d’Adolphe – l’« éditeur » nous donne une magistrale lecture de la « monstruosité » d’Adolphe :
« […] Mais je le publierai comme une histoire assez vraie de la misère du cœur humain. S’il renferme une leçon instructive, c’est aux hommes que cette leçon s’adresse : il prouve que cet esprit, dont il est si fier, ne sert ni à trouver du bonheur ni à en donner ; il prouve que le caractère, la fermeté, la fidélité, la bonté, sont des dons qu’il faut demander au ciel ; et je n’appelle pas bonté cette pitié passagère qui ne subjugue point l’impatience, et ne l’empêche pas de rouvrir les blessures qu’un moment de regret avait fermées. La grande question dans la vie, c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait. Je hais d’ailleurs cette fatuité d’un esprit qui croit excuser ce qu’il explique ; je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir. Je hais cette faiblesse qui s’en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n’est point dans ses alentours mais, mais qu’il est en elle ».
Ces « autres » qu’évoque l’éditeur et qui n’en existent pas moins dans le roman comme une autre source de l’Enfer. Le père d’Adolphe et son ami, qu’il délègue auprès de son fils. Bardés de principes moraux conformes à ceux de la bourgeoisie rigide, stupide et laide du XIXème siècle débutant, ils ajoutent leur poids d’oppression à celui, déjà insoutenable, que les deux amants s’infligent.
Adolphe est un roman étouffant, qui ne laisse aucun répit au lecteur, aussi dru que les averses affectives du couple. C’est le roman de l’Enfer des cœurs.
Léon-Marc Levy
P.S. cette critique est la seconde publiée dans la Cause Littéraire sur ce roman. Il faut lire la très belle chronique de Cyrille Godefroy, qui apporte un autre regard sur l’œuvre. http://www.lacauselitteraire.fr/adolphe-benjamin-constant-par-cyrille-godefroy
Benjamin Constant de Rebecque, né à Lausanne le 25 octobre 1767, et mort à Paris le 8 décembre 1830, inhumé au cimetière du Père-Lachaise, est un romancier, homme politique, et intellectuel français d’origine vaudoise. Républicain et engagé en politique depuis 1795, il soutient le Coup d’Etat du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), puis celui du 18 Brumaire (an VIII : 9 novembre 1799). Il devient, sous le Consulat, le chef de l’opposition libérale dès 1800. Après avoir quitté la France pour la Suisse puis l’Allemagne, il se rallie à Napoléon pendant les Cent jours, et revient en politique sous la Restauration. Élu député en 1819, il le sera encore à sa mort en 1830. Chef de file de l’opposition libérale, connue sous le nom des « Indépendants », il est l’un des orateurs les plus en vue de la Chambre des députés et défend le régime parlementaire. Lors de la Révolution de juillet, il soutient l’installation de Louis-Philippe sur le trône. Auteur de nombreux essais sur des questions politiques ou religieuses, Benjamin Constant a également écrit des romans psychologiques sur le sentiment amoureux comme Le Cahier rouge (1807), où se retrouvent des éléments autobiographiques de son amour pour Madame de Staël, et Adolphe (1816).
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