Ada ou l’Ardeur (Ada or Ardor, 1969), Vladimir Nabokov (par Léon-Marc Levy)
Ada ou l’Ardeur (Ada or Ardor, 1969), Vladimir Nabokov, Folio, trad. américain, Gilles Chahine, 756 pages
Ecrivain(s): Vladimir Nabokov Edition: Folio (Gallimard)
Ada ou l’Ardeur est assurément le plus grand roman de Vladimir Nabokov, celui qui déploie tout son génie de l’architecture narrative, toute sa dextérité linguistique et tous ses thèmes favoris. Au-delà même, Ada est probablement le plus grand roman de la littérature amoureuse occidentale contemporaine. L’écriture de Nabokov y est, plus que jamais, éblouissante, englobant le récit dans une phrase à la fois complexe et évidente, conçue dans le moindre détail comme un long poème en prose où assonances et allitérations composent une sonate brillante.
Van se trouva, de façon encore vague et distraite, aux prises avec la science qui devait être plus tard le souci obsédant de son âge mûr : les problèmes du temps et de l’espace, l’espace contre le temps, l’espace distordu par le temps, le temps vu comme espace et l’espace comme le temps, l’espace, enfin, rompant avec le temps dans le triomphe ultime et tragique de la réflexion humaine : « Je meurs, donc je suis ».
Ada et Van – un couple littéraire de très jeunes gens qui mériterait sa place aux côtés de Romeo et Juliette ou Tristan et Yseut – dans leur troublante relation, sont racontés à travers un halo scintillant qui en fait deux anges de l’éveil à l’amour et ses ambigüités. La prose nabokovienne porte en elle la sensualité brûlante qui anime les deux héros, faisant de ce roman un sommet de la littérature amoureuse sans jamais en être vraiment. Parce que Nabokov évite soigneusement toute forme de clichés du genre, tout pathos, transformant la joute cousin/cousine (en fait frère/sœur) en une partie d’échecs que Humbert Humbert – héros récurrent d’autres romans – se ferait un plaisir de jouer. Ada et Van jouent sur un échiquier de chair où les blancs et les noirs avancent, reculent, cachent leurs coups et leurs corps.
Consciencieusement, inlassablement, délicatement, Van passait et repassait ses lèvres sur les lèvres d’Ada, rebroussant, taquinant leur velours brûlant, de haut en bas, de droite à gauche, en dedans, en dehors, à la vie à la mort, trouvant une saveur délectable dans le contraste entre la caresse ailée de l’idylle visible et la congestion brutale de la chair celée.
Le labyrinthe interminable de l’écriture du roman épouse la folle épopée des élans des deux amoureux. Multipliant les plis cachés de cette relation, Nabokov en fait une sorte de thriller érotique et sentimental dans lequel le lecteur cherche son chemin de vérité. La révélation que Ada et Van ne sont pas cousins mais frère et sœur n’ajoute rien de sulfureux au récit ; au contraire, l’art délicat de l’auteur en fait une source supplémentaire d’innocence pure, comme une île aux rives intouchables, une grotte sacrée dédiée à la virginale madone. Dans ce tourbillon sensuel, Nabokov pointe sans cesse, comme une scansion, la pureté des deux enfants (ils ont 12 et 14 ans) et il pose Ada comme une icône de la Vierge.
Ses cheveux bruns lui tombaient en cascade sur la clavicule gauche, et la façon dont elle secouait la tête pour les rejeter en arrière et certaine fossette sur sa joue pâle appartenaient à cet ordre de révélation qu’accompagne le sentiment immédiat d’une réalité qu’on reconnaît. Sa pâleur était lumière, son noir une nuit resplendissante. Les jupes plissées qu’elle aimait étaient courtes, ce qui lui allait à merveille. Ses membres découverts étaient eux-mêmes si blancs, si nets de tout hâle, que le regard effleurant le devant de ses jambes et ses avant-bras pouvait suivre l’oblique régulière des petits poils noirs, duvet soyeux de jeune vierge.
Nabokov trace dans ce roman une frontière claire, et probablement définitive, entre littérature érotique et littérature amoureuse. Le sexe chez lui est sublimé en une osmose du réel et du symbolique, en un partage au contraire du corps et de l’âme. L’Autre – pour parler comme Lacan – est « objet a », c’est-à-dire cause indicible d’un désir aussi puissant que flou. L’amour de Ada et Van ne porte pas sur les corps – bien qu’ils soient supports du plaisir – mais il ne porte pas non plus sur les sentiments de l’âme ; il est un entrecroisement serré des deux, une texture en couches superposées des élans de la pulsion sexuelle et d’un état de l’être, furtif dans les faits et durable dans la mémoire.
L’extase de son identité, placée sous le microscope de la réalité (qui est la seule réalité), révèle un système complexe de ces passerelles subtiles que traversent les sens, riants, enlacés, jetant des fleurs en l’air, entre l’âme et la chair lamellée, et qui a toujours été une forme du souvenir même à l’instant de sa perception.
L’acte sexuel chez les deux jeunes gens est marqué par l’irrépressible attrait de l’interdit, inconscient fût-il, de la relation incestueuse. A ce titre, comme il se doit dans l’amour en Occident, cette relation devrait être maudite. Nabokov construit un chemin narratif où il réfute cette fatalité puisque la fin, bien que tardive, est heureuse. On retrouve là le casseur de codes moraux de Lolita, l’homme libre de tout tabou qui met la passion amoureuse au-delà du bien et du mal. Mais la mémoire réveille les traces redéposées par cette passion et par là-même ses plaisirs et ses souffrances, comme se souvient Ada au seuil de la vieillesse, s’adressant à Van :
Je te reproche d’avoir ouvert en moi, lorsque j’étais encore enfant, une source de frénésie, une fureur de la chair, une irritation insatiable… Le feu que tu as allumé a laissé son empreinte sur le point le plus vulnérable, le plus pervers, le plus sensible de mon corps. Aujourd’hui il faut que j’expie l’excès de vigueur prématurée avec lequel tu as raclé la rouge écorchure, comme le bois calciné doit expier d’être passé par sa flamme.
Roman incandescent, au lyrisme magique, Ada ou l’ardeur s’inscrit dans la construction du mythe amoureux en Occident, celui qui écarte Dieu en apparence mais le transfère à jamais dans le cœur et les corps des amants.
Léon-Marc Levy
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