Abdellah Taïa, Marocain, gay et musulman, Florentin Chif-Moncousin, Jean Leclercq (par Yasmina Mahdi)
Abdellah Taïa, Marocain, gay et musulman, Florentin Chif-Moncousin, Jean Leclercq, PUL (Presses Universitaires de Louvain), juin 2020, 158 pages, 16,50 €
Le roman contre la barbarie. Nous n’avons pas d’autres armes.
Mohamed Leftah
Du particularisme
Le titre de cette réunion d’articles universitaires, dédié au travail littéraire d’Abdellah Taïa (né le 8 août 1973 à Salé au Maroc, ayant soutenu une thèse en littérature française à la Sorbonne), Marocain, gay et musulman, reprend trois identités que Taïa décline, lors de son entretien avec Laurent Dehossay. L’auteur y livre son parcours de « pauvre », son enfance dans un Maroc bien loin de tout folklore, au sein d’un régime monarchique omniprésent. Son « coming-out (…) en janvier 2006 » et l’ensemble de ses propos en font une déclaration où son particularisme se manifeste. Il parle du « blocage (…) surtout dans la famille », dans un pays où les droits LGTB sont sujets de grandes batailles, de répressions féroces. Taïa pose la terrible question de l’exil : un « pays pour mourir, est-ce que c’est le Maroc ou la France ? ». L’entretien se poursuit avec Hassan Jarfi, père d’un fils assassiné victime de violences homophobes, en 2012.
Jean Leclercq commente « la mise à nu de l’espace transgenre » décelée chez Taïa, où « il est question de nudité essentielle et existentielle (…) [d’]asservissement et paradoxalement [de] fierté », états que l’on retrouve chez Jean Genet, qui confessait : « Je me suis voulu traître, voleur, pillard, délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche. À coups de hache et de cris, je coupais les cordes qui me retenaient au monde de l’habitude morale, parfois j’en défaisais méthodiquement les nœuds » (Journal du voleur). Le désir homoérotique s’affilie à l’intertextualité de Taïa, « prosaïquement confiné dans un espace familial, petit et unique (…) comme un corps de désir situé, au milieu des sœurs et frères » (Leclercq).
En ce qui concerne la relation au langage, l’on ne pense pas les mêmes choses en arabe, qu’il soit dialectal ou littéraire, qu’en français. Et l’examen le prouve par l’étude de la problématique des interférences langagières entre l’arabe et le français, dans le cas des apprentissages, des traductions. Ce dualisme, ressenti comme manque par beaucoup de filles et de fils d’immigré(e)s en France, souvent à cause de l’ablation de la langue des origines, cette aporie, se renversent chez A. Taïa et sa génération, où l’arabe est redevenu la langue officielle au Maghreb. Certes, « la langue française dit malgré tout un rapport de domination » (Leclercq), mais n’oublions pas ce que clamait haut et fort Kateb Yacine : « La langue française reste un butin de guerre. À quoi bon un butin de guerre, si l’on doit le jeter ou le restituer à son propriétaire dès la fin des hostilités ? » (Le Cœur entre les dents). Le monolinguisme peut être également un système inclusif d’oppression. Quant à la place de la figure féminine, par exemple, celle de Massaouda, elle n’est pas sans évoquer Hajja des Aït Yafelman, dans Une enquête au pays de Driss Chraïbi, qui « sentait bon le clou de girofle, l’ignorance et la vérité ». Par ailleurs, la « catégorie de figure “transgenre” » est à l’étude, ainsi que son assignation à « la prostituée », une essentialisation que dénonce Taïa.
Florentin Chif-Moncousin perçoit chez Taïa une « écriture de l’errance (…) un exil sans fin » et constate « que de plus en plus d’écrivains de la nouvelle génération (…) insèrent dans leur écriture romanesque des révélations osées sur leur propre orientation sexuelle ». Le chercheur décrypte dans les romans autobiographiques de Taïa les scènes intimes, « l’onanisme ». Le corps est prédominant, un corps malingre, délicat, violenté, jeté en pâture, une chair violée, exhibée, au milieu de corps hypersexués, brutaux. Il s’agit là d’un corps différent, « efféminé », considéré comme anormal, cependant convoité et dès lors, abusé. Le renvoi de ce corps solitaire dans le miroir, l’image spéculaire, est « lieu réel et irréel, liant le monde et son reflet » (Chif-Moncousin). Nous ne pouvons éviter de nous référer à Luce Irigaray pour sa magnifique redéfinition de la théorie du sujet : « “Dieu” rouvre des chemins dans un langage qui [le] connote comme châtré, interdit de parole, et un certain sens – aussi de l’histoire », qui s’applique parfaitement à l’organisme emblématique de l’homosexuel (Speculum/De l’autre femme). Ces fictions multiples, « impures », se mêlent à la réalité, s’y télescopent, s’y embrouillent et en brouillent les codes.
Jérémy Lambert analyse l’importance du « creuset des nuits » chez le romancier, des « visions » contradictoires, entre vrai et faux, souffrance et extase. La poésie et le chant arabes ont été souvent habités par des métaphores lunaire et stellaire. Au contraire, les nouvelles d’Abdellah Taïa adviennent « dans l’obscurité solaire (…) que l’étoile n’illumine pas » (Lambert). Le noir (Lekhel) reflète la puissance, le raffinement. Le rapport au monde chromatique de la culture maghrébine est complexe, et le noir peut signifier le deuil, voire le port du voile noir, de la M’laya des femmes de Constantine. J. Lambert distingue le noir comme la « face nocturne d’une vie en gestation », qui aboutit à une « révélation des mots ».
Poursuivons avec Hervé Sanson qui pointe l’histoire sous-jacente du colonialisme, traumatisante, « qu’est-ce qu’une écriture décoloniale ? », à laquelle se rattachent les fictions des protagonistes de Taïa, cela « au sein même des prescriptions homonormatives [où] le narrateur (…) se confond avec l’auteur puisqu’il porte le même patronyme ». L’universitaire en profite pour rappeler l’assignation de l’homosexualité à la perversion, à la destruction, dimension morbide qui a gagné la sphère religieuse. Or, A. Taïa, dans Infidèles, « a voulu arracher l’Islam à ses interprétations déviantes intégristes » (Sanson). Une doxa accable les homosexuels : le célibat entendu comme refus de paternité, stérilité, perturbateur de la loi de l’espèce. Sanson note que l’apparition des caractères féminins – Marylin Monroe, archétype de la pin-up, Isabelle Adjani, actrice franco-algérienne, archétype de l’image tolérable de la métisse – véhiculent une iconographie et une idéalisation aux antipodes de ce qui est conçu comme féminité dans l’imaginaire de Taïa. Toujours à propos du corps, H. Sanson stipule : « [A. Taïa] écrit non avec la langue mais (…) avec tout son corps. Dans un rapport d’équivalence ». Sans doute peut-on ajouter la notion d’ambivalence, « de l’ambivalence fatale de l’histoire temporelle » (Jacques Maritain, Humanisme intégral). Ambivalence de l’équivoque des langues utilisées, des genres, des affects, des divorces entre les actes commis et ceux qui les commettent. A. Taïa reprend à son compte la sauvagerie du « marronnage », car « marronner (…) c’est précisément aménager des lignes de fuite au cœur de la langue de l’Autre, du français “des riches” » (Sanson).
Corentin Lahouste relève que l’homosexualité est une pratique reléguée à la « communauté des exclus, [à des] des figures du déshonneur », et l’on « en retrouve le motif de la mise au ban, de l’éviction, et, par conséquence, de la solitude, un peu partout dans l’œuvre de l’écrivain marocain ».
Sofiane Laghouati s’interroge à propos du « désir de cinéma [qui a] aiguillonné [A. Taïa] depuis l’enfance [avec] les films égyptiens des années 1950-1960 ». De fait, la salle obscure, un refuge pour le jeune Abdellah, « ce cinéma-religion, temple et support aux amours interdites, est associé à l’idée d’une reconquête de la langue arabe, parlée, écrite ». Or, Taïa a réalisé un film en 2013, L’Armée du salut, à partir de l’un de ses romans. Laghouati constate que « les déplacements les plus signifiants, entre les deux œuvres (…) relèvent de l’onomastique ». En effet, le « pacte autobiographique » de l’écrivain-réalisateur, construit sur du vécu, adhère au « plurilinguisme, dans sa dimension historique et politique, subsume la ségrégation sociale et sexuelle ».
Cesare Del Mastro, en phénoménologue, étudie l’écriture romanesque de Taïa « sous une modalité érotico-éthico-politique ». Des noms, des voix de frères, de sœurs, de parents, d’amants, hantent la mémoire d’Abdellah Taïa « dans un temps rythmé précisément par la “désindividuation” du moi ». C. Del Mastro entrevoit une volonté de fusion « voire de soumission consentie et jouissante (…) où le même s’absorbe dans l’Autre ».
En abordant « la question taboue » (Jarfi) de l’homosexualité au Maroc, il se produit chez Taïa un effet-balance de la gémination de la langue arabe, du mélange avec d’autres genres, qui se joue dans une « dépossession de soi », et peut-être un certain masochisme ? « Car si du désir il y a, et (donc) de la différence sexuelle, ils sont toujours, c’est-à-dire chaque fois, à écrire (…) Aussi : à partir de quoi écrire, sinon à partir de cet entre lequel expose l’écriture au risque de sa propre dissolution ? (Leïla Khatib, Littérature n°142, juin 2006).
Yasmina Mahdi
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