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À travers les grandes plaines, Sarah Raymond Herndon (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 11.09.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

À travers les grandes plaines, Sarah Raymond Herndon, Payot, avril 2019, trad. Hélène Hinfray, 224 pages, 19 €

À travers les grandes plaines, Sarah Raymond Herndon (par Yasmina Mahdi)

 

Itinéraire d’une jeune fille du Missouri

En tout premier lieu, l’exil, l’exode, la recherche du bonheur, la foi, accompagnent le grand voyage sans retour de la jeune Sarah Raymond Herndon – étant son nom d’épouse, née en 1840, décédée en 1914. À travers les grandes plaines est le récit de l’origine des peuplements, d’un périple, depuis Memphis (petite ville du Missouri) jusqu’à Virginia City dans le Montana, une traversée de l’Ouest des États-Unis d’Amérique, que qualifie ainsi l’auteure : « parce que c’est très amusant de traverser le continent ! C’est comme pique-niquer tous les jours pendant des mois ». Sarah Raymond tient un carnet intime où elle relate la vie des pionniers partis en chariots bâchés. Elle y consigne les changements imprévus de la nouvelle condition d’émigrantes « habituées à avoir des domestiques (…) ». Ces femmes et ces jeunes filles élevées de manière douillette, à l’abri du besoin, relativement éduquées, abandonnent leur confort pour la précarité du nomadisme.

Le chariot est à l’image du mobile home, en outre il contient les membres de la famille, leurs effets personnels, la totalité de leurs économies. Le western commence, et avec lui, l’épopée dans laquelle les femmes sont cavalières, gardiennes de l’argent, garantes de l’honneur et du bien-être familiaux. La coupure des activités selon les sexes advient brutalement, les tâches réparties aux femmes les consignent à la domesticité, alors que celles des hommes se partagent entre le repérage des lieux et le soin des bêtes. La nécessité de l’autogestion conduit ces pionniers à l’exercice de gestes utiles pour s’assurer d’une nourriture quotidienne sans gaspillage, protéger les animaux du convoi, ce qui occupe une partie de leur existence : « La vitesse à laquelle nous avons appris à vivre dans un chariot est stupéfiante (…) ». Plus le périmètre de l’espace à vivre s’atrophie, plus les besoins de survie s’accentuent. Vigilance et méticulosité sont requises au fur et à mesure des changements de villes, de territoires, en traversant les frontières d’un pays inconnu. Chaque nouvelle étape permet à l’auteure un relevé géographique des points de halte, de la prairie à la montagne. Ce qui semble convenu pour des Américains semble a fortiori très étrange pour des Européens : des familles troquant un statut privilégié, une aisance sociale, des propriétés, pour partir à l’aventure, sans confirmation d’arriver à bon port ni certitude de réussite ou d’ancrage définitif, de prospérité. L’entraide jusqu’au sacrifice caractérise la mère, Delilah, figure de protection, héroïque. Les jeunes filles ont remplacé leurs « robes à traîne, des escarpins de chevreaux et des chapeaux dernier cri » contre « ces jupes courtes, ces gros souliers, ces bonnets et tout le reste », des réceptions feutrées contre les soubresauts de la route, les haltes brèves et les repas sommaires.

La circumnavigation du journal de cette femme de plume s’achemine au fur et à mesure des déplacements, et « Miss Sallie » qui écrit éclairée par la lune ou « à la lueur de la lanterne », constate : « pour ma part, je plains les gens qui doivent rester chez eux et ne peuvent ni voyager ni camper ». Sarah Raymond, au vu des rôles déterminants assez limités imposés aux femmes, lève le voile sur les peines endurées (tout en demeurant assez pudique), révèle l’intimité de ces pionniers de façon bien moins manichéenne que les règlements de comptes westerniens le laissent supposer. La jeune pionnière teste également ses capacités morales, physiques (la marche jusqu’à l’épuisement), ce qui est une libération féminine. À travers les grandes plaines a été commencé le 1er mai 1865, l’année de la fin de la Guerre de Sécession – du 12 avril 1861 au 9 avril 1865, dont les pertes (effroyables) ont été réévaluées en 2011 par J. David Hacker, qui avance le chiffre de 750.000 morts – considérée comme la « première guerre idéologique » et la « première des guerres modernes ». S. Raymond nous fait part de ses découvertes, notamment de celle d’une communauté utopique, d’origine française : les Icariens.

Days on the road est le titre anglais du texte, et à cette progression laborieuse « au pas habituel des attelages d’émigrants [venus] de toute part et il en arrive encore. On dirait une ville nouvelle, si ce n’est que les maisons sont en toile », vont s’ajouter accidents, violences climatiques, tragédies, mais aussi l’utilisation du télégraphe et l’apprentissage de la photographie. Les chiffes des kilomètres parcourus, des sommes allouées, des ventes et des achats, du nombre de jours sur la route, des individus, les noms de famille, de lieux, les prénoms, induisent une temporalité à la mesure de la marche humaine et du pas circonstancié des attelages de bœufs et de chevaux. Les points essentiels à la survie des espèces, humaine et animale, restent l’eau, le repas, le repos, le fourrage, mais de plus, et c’est ce qui caractérise ce journal, cette conservation est assurée par des sentiments d’équité, de tendresse, de respect, de spiritualité, puisés dans le jeune savoir de la locutrice – loin du règne par la force et les armes à feu de la conquête de l’Ouest (faits néanmoins bien réels), des stéréotypes récurrents de la « virilité ».

Depuis au moins James Fenimore Cooper, le roman d’aventure du Far West modélise structurellement la nation américaine, en constitue les racines (citons, entre autre, le journal datant de 1820, Depuis la côte de Virginie jusqu’au territoire de l’Illinois, du pionnier Morris Birkbeck). L’itinéraire de cette jeune institutrice participe d’un idéal fervent, ainsi qu’à la construction du mythe « yankee », le plus enraciné, celui de l’attaque indienne (le sentier de la guerre) : « Nous sommes à l’endroit le plus exposé aux attaques indiennes de tout le trajet. Les falaises ne sont qu’à huit cents mètres sur notre gauche, et des centaines de Peaux-Rouges pourraient se cacher dans les anfractuosités ; les broussailles et les saules poussent dru au bord de la rivière ». L’on relève une fascination évidente entre la cueillette « de magnifiques fleurs sauvages », l’empoisonnement du bœuf blanc avec « des delphiniums sauvages », et la rencontre (souhaitée/redoutée et avouée) avec « une multitude de redoutables sauvages (…) en embuscade ». Une sorte de deuxième partie du récit forge cette fabulation avec les signes indiciels de la conquête des territoires de l’Ouest – le fouet, la corde, le chapeau, les cavaliers, le feu de camp, le bivouac, les restes de squelettes, les tombes solitaires, souvent anonymes – symboles propres à une collectivité, divisée en petits groupes, clans, partis ailleurs « parce que l’herbe y est meilleure ». À travers les grandes plaines a l’allure d’une « pastorale dramatique » (G. Genette) autobiographique, dans le sens où le récit en prose de Miss Sallie est rétrospectif et se matérialise sur son histoire individuelle. La locutrice emploie des termes très durs à l’encontre des Indiens mais fustige également la polygamie des Mormons.

Peu à peu, Sallie s’endurcit, affronte les aléas du climat, la traversée des gués en évitant les sables mouvants, les montées et les descentes à cheval à flancs de montagne, la promiscuité avec les autres migrants, les maladies et la mort. Ses commentaires, sous forme d’élégies, portent sur la magnificence agreste de « sommets [nimbés] d’une couronne de gloire et de lumière ». Les émigrants foulent par milliers le pays indien, le pays de Cocagne, convoité, propageant une crainte et une haine irrationnelles à l’encontre de l’Amérindien, dont il n’est fait aucun cas du droit au sol ! Cependant, une étrange ressemblance lie ces pionniers aux Native Americans, par la connaissance de la nature, des animaux, la capacité d’endurance. Ainsi, la probité, la compassion et la persévérance de Sarah Raymond dépassent un racisme odieux. Le western hollywoodien glorifiera la « virilité » des cow-boys, ce que ce témoignage inédit infirme et récuse. La forme textuelle élague les fioritures du roman. Le destin compliqué de cette colon méthodiste anticipe le nouveau déplacement de populations de la crise de 1929. Sarah Raymond dénonce un capitalisme brutal, les sommes illégales extorquées aux émigrants (en fait leurs économies).

La fin de la route va river cette institutrice de vingt-cinq ans dans « Virginia City (…) la ville la plus miteuse que j’aie jamais vue », au sol troué, et l’on pense au jeune Étienne Lantier arrivant dans les corons. Les pierres comme les tombes se gravent de noms, de dates. La traversée de milliers de convois va produire des effets dévastateurs sur le paysage, la décimation des bisons, la propagation des virus, la barbarie, le génocide des « squaws et papooses ».

Le journal de Sarah Raymond ne répond pas à un idéal de collectivisme politique mais à un individualisme transcendantaliste. En méthodiste scrupuleuse, la narratrice a pour souci de se réformer seule afin d’assurer son salut. Néanmoins, la rencontre d’étrangers dans des localités inexplorées l’amène à une mise à distance teintée parfois d’humour.

 

Yasmina Mahdi

 

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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.