À ton tour, John et Yves Berger (par Didier Ayres)
À ton tour, février 2019, trad. anglais Katya Berger Andreadakis, 104 pages, 20 €
Ecrivain(s): John et Yves Berger Edition: L'Atelier Contemporain
Le pouvoir de l’image
Correspondance originale du père et du fils, animée d’images : telles sont les lettres qu’accaparent des images, et soulignent le lien filial d’un père écrivain et d’un fils peintre. Car si la lecture d’une correspondance joue souvent, pour le liseur, sur la figure absente du destinataire, ici le vide est occupé par des illustrations venues de la grande peinture occidentale notamment. Ces vignettes ont ce pouvoir : manifester la présence. Elles sont ainsi supérieures au langage, dont le registre sourd facilite surtout la présentification de l’écrivain, de l’auteur. Cependant, ce ne sont pas des mots qui viendraient coudoyer, faire surgir les images, lesquelles au contraire serviraient à heurter l’écrit, à déformer suffisamment la forme écrite pour faire coexister un sentiment, et en ce cas la filiation paternelle, d’un lien filial entre un père et un fils, dont les références picturales sont des sortes de chevaux de Troie introduits dans chaque lettre, et qui ouvrent sur un champ qui dépasse manifestement la simple relation épistolière. Que l’on voie la Conversion de St-Paul du Caravage, ou les bouquets du Manet finissant, on ne quitte pas le propos fondamental : comment communiquent les images, et peuvent-elles soutenir l’expérience humaine d’une filiation réussie ?
De plus, on est confronté au raisonnement sensible sur la peinture, en cheminant avec ces deux êtres attachés à la même chair, liés par des liens familiaux, et qui prennent pour amie la peinture comme lieu et mode du temps qui passe. Par ailleurs, on se questionne sur la reconnaissance publique, ou encore sur le doute inhérent à toute activité de création. On y cherche le principe de l’oubli de la forme stricte de la réalité pour aller sans coup férir, à la peinture, laquelle énonce une relation entre le liseur, devenu spectateur, et l’œuvre.
Deux formes à partir desquelles Cézanne et Giacometti ont passé une quantité incalculable de temps et d’énergie à saisir ce que voir veut dire.
Ainsi, ce dialogue, que l’on pourrait assimiler aux échanges d’un Jacques le fataliste, nous berce intelligemment dans le mystère et le pouvoir des choses vues, sans quitter néanmoins la norme de la lettre, de l’épitre, tout en conservant un lien avec les œuvres reproduites, le tout rapporté au style sobre des deux correspondants.
Le paradoxe, derrière toute question posée, réside dans le fait que le questionneur croit pouvoir obtenir une réponse. Il éprouve une sorte de foi.
Une foi absente de la plupart des images religieuses, mais présente, par exemple, dans les cruches et les briques de Morandi. Non ?
Puis, le livre balance dans une sorte de correspondance purement visuelle, où le père et le fils « s’écrivent » si je puis dire, avec des dessins et solidifient les liens en épaississant, en agrandissant, en élargissant cette relation grâce aux images. Cela devient une relation rêvée, faite en quelque sorte d’une idée qui peut seulement se tenir au registre de la peinture ou du dessin. Donc, on finit par ne plus savoir ce qui est prétexte et à quoi. Le langage s’absente presque, n’existe qu’à la condition de l’énigme de la chose dessinée, et le livre tend, vers la fin, à passer du champ verbal au pur champ lexical du peint.
Didier Ayres
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