À son ombre, Claude Askolovitch (par Pierrette Epsztein)
À son ombre, Claude Askolovitch, Grasset, octobre 2020, 320 pages, 20,90 €
Dans un entretien de Marc-Alain Ouaknin avec Michel Gad Wolkowicz dans l’émission Talmudiques du 6 septembre 2020, celui-ci énonce le propos suivant : « Cette époque, plus qu’aucune autre, en dehors des guerres et des attentats, nous place collectivement devant la question de la maladie et de la bonne santé, du soin et de la guérison, et de manière essentielle devant les questions des relations sociales, de nos choix d’existence, de la proximité et de la distance, de l’amitié précisément, de l’attention particulière aux autres, de la responsabilité de nos gestes, de nos choix éthiques et de façon radicale devant la question de la vie et de la mort ». Ces paroles nous semblent bien correspondre à l’état d’esprit du nouvel ouvrage de Claude Askolovitch.
Malgré quelques revers, l’auteur réussit une belle carrière dans le journalisme, métier qu’il a toujours rêvé d’exercer. Il a été l’objet de polémiques au sujet de certaines de ses publications. Il est longtemps resté dans les coulisses. Qu’est-ce qui l’a engagé pour la première fois à ouvrir le rideau de son théâtre et à franchir ce passage sur le devant de la scène ? L’élément déclencheur a été une rencontre imprévisible avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Elle surgit peu de temps après le décès brutal et inattendu de son épouse. Cette imbrication entre le passé et le présent va totalement le déboussoler.
Dans la douleur du deuil, il avait déjà rédigé des fragments de souvenirs sur des bouts de papier dispersés. Des années plus tard, dans l’urgence, il décide de s’engager dans la rédaction d’un livre qui le délivrera peut-être de cette hantise où il risque de s’enliser dans cette confusion des temps où il perd tous ses repères.
Dans un récit très personnel, À son ombre, au titre évocateur, il se livre à un exercice périlleux d’introspection. Lui, si pudique, se résout à nous dévoiler son intimité. Parvenu au milieu de son existence, il estime le moment venu pour lui de se retourner sur son passé, de le revisiter et d’en tirer une réflexion audacieuse sur son itinéraire et sur ses choix de vie. On ne peut pas prétendre qu’il se fasse tendre envers lui. Il traque avec acharnement toutes ses failles et ses blessures, tous ses atermoiements, ses revirements, ses contradictions, ses doutes aussi, dans une quête éperdue afin de se trouver et se retrouver. Au fil des pages, on croisera une ribambelle de figures, des plus proches, celles qu’il avait jusqu’à l’heure laissées dans l’ombre, aux plus célèbres qui ont brillé sous les feux de la rampe. Seront évoquées toutes celles qui resteront indéfectiblement pérennes et celles qui s’éloigneront définitivement de son horizon du fait de divergences profondes.
Il parvient à la mi-temps de sa vie. Datant ses années, il aura connu de petites joies, et de grandes douleurs, une gloire éphémère et de violents déboires, des deuils et des naissances. De tout cela, saura-t-il en tirer parti pour en sortir mieux armé et mûri ?
Dans ce récit, l’intime prime sur le social même s’il fait résonner l’un avec l’autre. Il expose tous les conflits intérieurs dans lesquels il s’est débattu. Il nous révèle ses limites. Sans crainte de tout jugement, il s’engage aussi dans un épineux travail de mémoire remontant dans le labyrinthe de son passé avec une exigence de loyauté que rien ne peut ébranler. Il explore avec audace toutes ses ambivalences sans rien laisser de côté. Même si cela lui pèse et qu’il n’en tire aucune fierté, il tombe le masque qui protégeait sa pudeur et se livre sans fard au jugement de ses lecteurs. Il s’engage dans un pari hardi. Au début de sa carrière, il agit en accord avec lui-même et avec ses valeurs, celles que ses parents lui ont transmises. Il suit son chemin en toute conscience. Son épouse lui servait de rempart, de garde-fou. Pourtant, plus il avance en âge, plus il perd beaucoup de ses illusions et plus des doutes s’insinuent quant à la voie qu’il a empruntée et qui, parfois, l’a débordé. Il en arrive presque à croire que sa vie a été « un ratage », ce qui pour un observateur extérieur paraît une aberration. En effet, on trouverait plutôt que sa trajectoire est une réussite. De ses deux aînés, il a su faire des êtres qui se sont accomplis dans des domaines qu’ils se sont choisi en prenant le meilleur de leur père et de leurs ascendants. Camille, sa fille aînée, est devenue avocate pénaliste, son fils Théo est comédien et metteur en scène. Quant aux deux plus jeunes, on peut penser que, bien accompagnés comme ils sont, ils trouveront leur voie.
« Tu te construiras avec tes enfants », nous dit la bible. L’auteur a fondé une première famille. Il a eu deux enfants avec Valérie, sa première femme, celle qu’il a aimée avec tout l’enthousiasme d’un amour de jeunesse. Ils formaient un couple indéfectiblement soudé qui se complétait bien. Un attelage nourri d’espoir et d’idéalisme, un attelage émouvant où les enfants servaient de joug. Cette union n’a pas été exempte de conflits et de difficultés qu’ils ont surmontées ensemble. La force de leur flamme a toujours triomphé de tous les obstacles. Tous deux sont parvenus à un certain équilibre tolérable obtenu grâce à leur intelligence et la force de leur désir. La mort de Valérie va renverser toute une stabilité conquise.
Cet événement tragique qui le frappe de plein fouet, cette confrontation à l’inévitable, va entraîner chez l’auteur un effondrement que ses enfants vont ressentir violemment. Il est insupportable de devenir orphelin si jeune, à l’âge où l’on commence à peine à se construire. Mais Claude, lui-même pris dans son chagrin, est trop désarmé pour en prendre la mesure. Il se replie sur lui-même. Il tente difficilement de faire tenir ensemble trois places, celle de père garant de la Loi, celle de mère gardienne du foyer et celle de personnage social qui doit continuer à gagner sa vie, à faire « bonne figure » et à assurer à ses enfants un minimum de stabilité. Qui en serait apte quand on est touché au cœur par un coup de massue ? Alors, il fait au mieux. Et, malgré tous les obstacles, il parvient tant bien que mal à assumer sa tâche de garant du foyer. Parfois, il est présent et parfois, contre son gré, il abdique.
Mais ce qu’il ne pouvait prévoir, advient. Peu de temps après le décès de sa femme, il tombe à nouveau éperdument amoureux d’une femme plus jeune que lui. Comment entamer une nouvelle relation sans trahir un amour encore si vivace dans son esprit ? Comment accepter de vivre quand la place du souvenir est encore brûlante ? Comment parvenir à joindre deux temps disjoints dans lesquels il s’abîme ? Et c’est le déchirement. Comment accepter de se réinventer avec une autre ? Claude Askolovitch hésite, tergiverse avec lui-même, déchiqueté entre la blessure du deuil non cicatrisé et la folie d’une nouvelle aventure qui lui tend les bras. Longtemps, cette liaison restera clandestine. Les deux amants navigueront entre séparations et retrouvailles, entre conflits et réconciliations.
Mais un jour, il faudra bien trancher entre fidélité au passé et ouverture vers un advenir. Quand sa compagne lui annoncera qu’elle est enceinte, il n’aura plus le choix. Il devra se décider à se confronter à la réalité. Comment informer ses deux premiers enfants, déjà grands ? Comment affronter le regard de ses proches, famille et amis ? Comment accepter une nouvelle paternité ? C’est une situation qu’il n’avait pas anticipée. Les mots lui manquent et la force aussi. Il se retrouve en plein désarroi. Il va lui falloir beaucoup de doigté pour aborder cette situation. Un premier enfant naît. C’est un garçon. Et quelque temps après suivra un deuxième garçon. Claude va-t-il se laisser submerger par toutes ses nouvelles lourdes responsabilités ? Après bien des difficultés et le risque de tout abandonner, après la tension perpétuelle entre cet amour naissant et la trahison de son amour perdu à jamais, l’hésitation prendra fin. Il choisira de faire exister conjointement ses deux parts de lui-même indissolublement intriquées. Cela prendra du temps et lui demandera d’emprunter la bonne voie. Un compromis acceptable est indispensable sans pour autant basculer dans la compromission. Difficile équilibre auquel il finira par consentir après bien des hésitations. Il tendra de toutes ses forces d’éviter les dégâts.
Ce qu’il ne pouvait pas prévoir c’est l’exigence de liberté de cette femme qu’il a choisie comme nouvelle compagne. Comment réussira-t-il à accepter que cette jeune personne, qui est en plein essor dans sa carrière, désire à son tour empiéter sur son propre territoire et entamer la rédaction d’un roman ? Cette fois encore, il faudra qu’il arrive à déjouer les pièges de ses comportements masculins. Un nouveau défi l’attend. Le combat sera à mener contre lui-même et ses anciennes habitudes.
Commencer une nouvelle vie est un difficile pari que Claude aura à gagner. Réussira-t-il à se faire suffisamment confiance ?
De par sa formation, Claude Askolovitch connaît la force des mots. Il les choisit avec discernement. Dans ce récit, pas d’effets de manches, pas de bavardage, pas d’épanchement superflu. Pas de recherche stylique, ce n’est pas son intention. Juste une narration simple et directe, équilibrée et alerte. L’auteur nous fait naviguer entre vie personnelle et vie sociale, entre analyse sans concession de lui-même et exploration des apports de la lignée, qui au fil des années se rétrécit comme peau de chagrin, entre accablement et griserie de la métamorphose, entre deuil persistant et félicité flamboyante, entre gravité et humour, sans se laisser engloutir sous des mots tapageurs. Lorsqu’il énonce des faits, il utilise des phrases courtes dans une sobriété brute : « Valérie est morte à la Pitié-Salpêtrière le 24 juillet 2009 à 21h40 ». Lorsqu’il laisse émerger ses émotions, il peut faire preuve d’un lyrisme mesuré, alors la formulation s’étire et se prolonge en une longue description : « Valérie souriait en deux fois, une esquisse timide d’abord, puis un mouvement plus affirmé qui animait ses lèvres, comme s’il fallait hésiter à la frontière de la joie. Elle tournait imperceptiblement la tête au moment de sourire, l’émotion submergeait son corps. Elle me donnait son amour et son âme. Je n’osais pas parler quand son sourire me venait. Je peux encore dessiner Valérie dans le vent ». Quand il parle de lui, il peut devenir cinglant : « Avant j’étais jeune et entouré d’intelligence. Que me suis-je infligé ?… Je suis toxique et m’épuise. Je fais du mal aux autres. Je ne sais pas les aider… Je suis un homme vieilli dont une femme est morte et qu’une autre quittera pour solde de tout compte, quand le moment viendra ». Dans la même phrase, il passe sans transition du « je » au « nous » : « Nous étions synchrones au premier jour de nous. À la fin, il me manqua quelques minutes pour voir tes yeux noisette et entendre ta voix ». Quand il rapporte les paroles prononcées ou imaginées de son épouse, il use de l’italique. L’auteur articule avec brio tous les registres. Il réussit cette performance de rendre dynamique et prenant un texte qui aurait aisément pu tomber dans le piège du pathos. Le lecteur ne peut s’empêcher de se sentir saisi par une émotion haletante et traverse le livre sans pouvoir reprendre son souffle.
Claude Askolovitch a choisi la lucidité avec un sacré courage. Car il en faut beaucoup pour accepter de se dévoiler ainsi. Il ne s’épargne pas dans ce récit. Il se montre au lecteur tel qu’il se voit avec une franchise qui mérite le respect.
Au cours de ce périple résolu au pays des souvenirs, il va réaliser qu’il est un maillon d’une chaîne personnelle, familiale et collective. Tout son projet consistera à en faire quelque chose de profitable pour lui et son entourage. Son défi sera d’œuvrer à une transmission tendre. Il suit en cela les mots apaisants d’une femme en qui il a placé sa confiance pour déposer son fardeau : « La vie a plus d’imagination que nous, me dit parfois Catherine, ma psy ».
Le livre aboutit à une vision qui affiche une bienfaisante leçon d’hospitalité. Il met un point final à une quête éperdue de sens. Il nous présente cet être déchiré mais déterminé qu’il est foncièrement, sous un tout autre jour que l’être jovial et incisif que nous pouvons écouter à la radio ou voir sur nos écrans.
Si ce livre est si poignant et nous bouleverse c’est que l’auteur conclut finalement son ouvrage, publié en ce mois d’octobre 2020, par une note sereine. Envers et contre tout, Claude Askolovitch décide de résister au malheur en assumant son histoire, en optant pour le chemin de la vie. Il acceptera de mener son existence propre en prenant appui sur la transmission d’un riche héritage qu’il se donnera la mission de perpétuer. Cette décision correspond pleinement à celle manifestée dans le Deutéronome, chapitre 30, verset 19, « Je prends aujourd’hui à témoin le ciel et la terre, que je vous ai proposé la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité ».
Lorsque nous refermons ce livre, se pose alors à nous toute une chaîne d’interrogations existentielles valables pour chacun de ses lecteurs. Sur quelles bases se construit une vie ? Sur quel héritage s’appuie-t-elle ? Comment nous débrouillons-nous avec nos faiblesses, nos fragilités, nos contradictions, nos failles et nos blessures ? Comment nous démêlons-nous avec nos ambivalences ? Quand prenons-nous pleinement conscience que notre identité n’est pas figée à un point fixe mais est en perpétuel mouvement et que « qui je suis, commence maintenant » ?
Pierrette Epsztein
Claude Askolovitch est un journaliste français né en 1962 à Paris. Journaliste sportif à l’origine, il traite aujourd’hui surtout de sujets sociétaux et politiques, et a travaillé dans divers journaux et magazines tels Marianne ou le Nouvel Observateur. Il devient ensuite rédacteur en chef du Journal du Dimanche jusqu’en 2012. Il écrit dans d’autres magazines, dont Vanity Fair et Slate.fr. Au cours de sa carrière, il collabore à plusieurs émissions de radio et de télévision. Il présente actuellement la revue de presse dans la matinale de France-Inter, et est chroniqueur depuis 2013 pour l’Emission 28 minutes sur Arte.
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