A qui appartient Albert Camus ?
A qui appartient Albert Camus ? La question est d’un goût éthique douteux et se rapproche plus du partage du gigot d’agneau que du débat sur l’héritage et la naissance d’un univers. Et pourtant cette question est devenue une tradition à chaque cycle de commémoration posthume pour cet immense écrivain sans pays déterminé. A chaque fois qu’il s’agit de parler de cet homme ou de son oeuvre, ici chez nous ou en France, c’est cette question qui est là, en sourdine, en voix off, en sous-entendu. Est-il algérien, franco-algérien rétroactif, français hésitant, pied-noir universel ? Appartient-il au patrimoine algérien de la « diversité » ou à celui de l’immense tradition culturelle française, bien qu’il soit né ici ? Est-il un « universel » ou un cas particulier ? Son oeuvre est-elle algérienne ou française ? Annonce-t-il un pays ou écrit-il un poignant adieu sans fin pour une terre rêvée mais mal partagée ?
Aujourd’hui, même plus de 50 ans après la disparition tragique de cet homme, on en est encore à cet acte notarial et à ce testament non soldé. Le président français veut en faire une « oeuvre positive » française et se hâte de ramasser les cendres de cet écrivain pour les réduire à un acte de nécrophage en les « installant » au Panthéon.
En Algérie, officiellement cet homme est encore jugé pour sa phrase malheureuse lors de la remise du prix Nobel ( La Justice, sa Mère et tralala, etc. ), avec un verdict cruel : cet homme n’est pas algérien et n’a jamais existé. Pire encore, et à chaque fois qu’il s’agit de parcourir les traces de cet homme, à Oran, dans son appartement aux Arcades, aucun journaliste français en pèlerinage ne peut s’empêcher de vous poser la même question sur le « A qui appartient Camus ? Comment le lisez-vous ? Qu’est-il pour votre génération et pour votre pays ? ». En clair : est-il à vous ou à nous ? Et à chaque fois, à nous algériens de la post-indépendance, il est presque imposé une fonction : celle de relire Albert Camus avec les yeux d’un Frantz Fanon né bien longtemps après le départ des Français et la « mort » de la négritude et des fastes de la décolonisation. De Camus, il nous est donné le « privilège » de le relire, de le condamner et de le rejeter, et aux Français, le privilège de l’interroger, de nous interroger puis de rêvasser.
A la fin, on y revient : qu’est Camus pour moi ? Personne, répond le chroniqueur. Une trace dans la généalogie des lectures, une admiration pour une cosmogonie stricte et angoissée, un parfait « étranger » pour être franc. Le chroniqueur aimerait le relire un jour, mais avec le préjugé artificiel qu’il s’agit d’un Borges suédois décrivant un univers japonais congolais. C’est-à-dire en le dénationalisant ici et là-bas. Aujourd’hui, on ne se sent presque plus concerné par cet homme et son époque fixe : ni par lui, ni par son Meursault, et encore moins par son « arabe » impossible car tellement flou. Un arabe qui ne ressemble ni à l’Arabe de Lawrence d’Arabie, ni à l’Algérien d’autrefois, ni aux fils d’aujourd’hui, ni au harrag, ni à l’immigré. Tout juste le ramasseur de balles d’une réflexion sans fin sur soi par soi. Faut-il donc enterrer Camus définitivement ? Non, ni le déterrer abusivement. Cet écrivain est l’une des plus intenses réflexions sur la condition de l’homme en ce siècle. L’homme sans nationalité. C’est ainsi qu’il faut s’en souvenir et c’est pour cette raison qu’il faut arrêter de disputer le cadavre de cet homme sans repos. Tranchons, provisoirement : il n’est ni français, ni algérien. C’était l’homme de son époque avec vue sur l’homme de toutes les époques.
Kamel Daoud
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