La Joie du matin, Betty Smith, par Yasmina Mahdi
La Joie du matin (Joy in the morning), Belfond, juin 2018, trad. américain Gisèle Bernier, 17,50 €
1927 ou Les gens de Brooklyn
L’histoire de La Joie du matin se déroule en 1927 dans le Middle-West. À cette époque, le tabac et le chewing-gum envahissent déjà la consommation courante tout en côtoyant le crachoir, objet d’utilité publique pour la prévention de la tuberculose, présent dans tous les lieux publics jusque dans le saloon (nettoyer les crachoirs était une tâche infâme). Le dollar de 1927 équivalait à 0,225 francs (0,50782 euros) et les honoraires d’un médecin s’élevaient à 50 dollars. D’une manière très serrée, le roman commence par une course pour l’obtention de la fameuse licence (payante) pour le mariage civil, signifiant soit la pauvreté, le désaccord parental, la fuite ou un début de grossesse. Peut-être est-ce le début d’une liberté individuelle, d’une unité réduite au couple hors de la famille communautaire… L’on pourrait imaginer La Joie du matin comme le récit des descendants de migrants qui quittent Brooklyn, s’émancipant afin de tenter des études supérieures dans une ville moyenne de la région des Appalaches et des Rocheuses. L’entrée dans la société des jeunes mariés s’effectue avec peu d’argent, peu d’accessoires, à peine le strict minimum. Mais vivre sa vie est le mot-clé, incluant plaisir et douleur – trouver un travail pour pouvoir se loger, fumer, aller au cinéma, manger, joint à la crainte des obstacles à surmonter, du chômage, du manque d’argent.
L’écriture de Betty Smith est l’écriture de la simplicité, de l’infime, une nature morte à la Chardin dans laquelle une simple gaufrette vaut un encensoir en or.
« Elle (…)arrangea ses affaires de toilette sur le plateau : une boîte de talc, une boîte de poudre, un pot de crème et du rouge à lèvres, des produits achetés au supermarché. Et son peigne ! En écaille de tortue véritable !(…)Elle le tint contre la lumière. On aurait dit du miel ; (…) Quand elle ouvrit les yeux, le rayon de soleil sur le cendrier en verre irradiait les couleurs de l’arc-en-ciel. Les douces-amères, dont le miroir renvoyait le reflet, semblaient colorer toute la pièce ».
Le carcan du réel d’une condition modeste s’impose avec les prérogatives des petits chefs, le travail à la chaîne, les efforts harassants pour « avoir le privilège de manger ». Le morceau, poignant, du rêve de la jeune fille et de ses appréhensions devant la crudité de la défloraison, remet soudainement en question le côté « animal » simpliste de l’acte, du coït, qui n’est « ni tenon ni mortaise » selon Lacan. Je cite au sujet de la condition féminine Rose-Paule Vinciguerra (Deux notes sur la féminité in École de la Cause freudienne) :
« Les femmes butent aujourd’hui sur la croyance que la science pourrait les aider à dire leur être et ne trouvent là qu’un être réduit à l’apparence où à l’inverse elles espèrent comme le font les petites filles, l’amour qui obvierait à la précarité du semblant. Peines (d’amour) perdues ».
Les normes identitaires fixées par la tradition au sens de l’ordre phallique, l’hétérosexualité, la conjugalité, la maternité, recouvrent les rapports malhabiles des époux de La Joie du matin, Annie et Carl, les modes vestimentaires à se procurer pour ne pas faire honte, les attitudes à adopter dans un milieu étranger, en dépit du caractère auxiliaire de Carl, garçon de salle, et de l’ignorance d’Annie, les deux principaux personnages. Le conte de fées d’Annie se heurte aux duretés de s’établir à son compte, de la précarité économique et aux ambitions de réussite du couple. Annie rêve d’écrire et Carl peine pour l’obtention d’un diplôme de droit. D’indicibles changements s’opèrent, et Betty Smith au plus près des nouveaux époux les étudie, s’appuyant sans doute sur ses expériences propres. Le rêve américain de succès et de bonheur pour tous n’est pas si simple à réaliser et les disproportions de naissance semblent infranchissables. La Joie du matin serait le parcours d’une tentative d’accomplissement respectif, au prix de privations considérables où l’ouvrier reste l’objet « socio-sacrificiel ».
L’attente – et non un suspense tonitruant – tient le lecteur en haleine, ici par le langage de la peine, oscillant entre l’affliction et l’enjouement, d’un carnet tenu au jour le jour. Il y a mise en abyme avec l’intrusion de lettres, de courriers au style familier. Le style de La Joie du matin pourrait convenir à une écriture de type cinématographique, scénaristique, tant le découpage en plans est clair. Betty Smith relate également les problèmes éducatifs de la classe laborieuse, plutôt le manque d’éducation, de moyens, d’aide aux enfants, le tout assorti d’une espèce de fatalisme improductif. Un monde de sans-voix et de sans-noms s’affaire, s’active et meurt, fourmilière du capitalisme, et écrasée par lui. Ce récit est cousu point par point, de tache (éclaboussure, mini-texte) en tâche (corvée), ce qui en constitue le canevas. Le recours au sociolecte manifeste la naïveté et la jeunesse des protagonistes, leur culpabilité devant le savoir. Les interrogations de fond nécessitent des réponses complexes, existentialistes, et les nouveaux époux en sont privés – d’où le non-dit, les dialogues hachés. L’auteure, au fur et à mesure, énumère une liste de sacrifices corporels, engendrés par des conjonctures brutales, par exemple la perte de la virginité, la faim, la coupe de cheveux (longs et magnifiques), la parturition, l’exploitation au travail, l’isolement. Comme dans la Rome antique, Betty Smith se substitue à un nomenclator, consigne les fonctions assignées aux êtres dans un système unique (celui de l’Amérique juste avant la Grande Dépression de 1929), ce qui lui sert à synthétiser son développement romanesque avec finesse.
Les tabous concernant la sexualité, l’emploi des femmes, la préférence pour la mère au foyer, le cadre rigide des mœurs, le racisme, les frontières entre les catégories sociales, les divisions de genres restent des écueils à surmonter pour l’apprentissage de la vie. L’âpreté des descriptions des logis misérables n’empêche ni la commisération des pauvres ni l’entraide, ni l’insouciance enthousiaste d’Annie. J’inscrirais La Joie du matin dans la tradition du roman naturaliste. Betty Smith s’intéresse au sort des défavorisés et observe leurs mécanismes de défense. Ainsi, « C’était la théorie d’Annie qu’il y avait des compensations à tout. Sa façon de penser était la suivante : chaque nuage est bordé d’une ligne argentée. Ceci lui était apparu d’une manière frappante dans Les Bas-Fonds (…) ». Les schémas familiaux des deux héros sont frappés du préjudice d’une « mauvaise » naissance (terme qui revient à plusieurs reprises, à la fois un non-droit révoltant et des atteintes graves aux personnes). Betty Smith met en vis-à-vis le dualisme, d’un côté le matérialisme épouvantable – l’argent comme valeur étalon – et de l’autre, la volonté de s’instruire, la force intime pour pallier aux disparités sociales. Les divisions sont énormes, et l’auteure en fait ressentir le choc, pour Carl obligé de « blanchir des caves à vingt-cinq cent de l’heure » et les étudiantes préoccupées de « comment enlever les taches d’herbe sur une robe d’été ».
À l’intérieur du roman a lieu une création du monde, un récit de cosmogonie, un peu comme la Genèse. Le grand idéal de Thoreau, même contaminé par l’indigence, la pénurie alimentaire, n’empêche pas la révolte et un transcendantalisme à l’œuvre chez Annie – une femme inspirée, et chez Carl, la persévérance et le courage. Les occurrences littéraires sont nombreuses, entre autre à Thomas Hardy, par exemple avec le mot anglais pram (le landau), le prétexte à une longue dissertation sur les conséquences de la maternité et la paternité. La Joie du matin est un roman intemporel, et l’imagode jeunes gens en devenir.
Yasmina Mahdi
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