À propos de Une journée d’automne, William Stegner, par Yasmina Mahdi
Une journée d’automne, William Stegner, Gallmeister, septembre 2018, trad. américain Françoise Torchiana, 160 pages, 7,60 €
Souvenirs de l’Ouest
Le titre original du premier roman de William Stegner (1909-1993), inédit en France, Remembering Laughter, datant de 1937, traduit par Françoise Torchiana comme Une journée d’automne, pourrait également s’intituler Rires perdus. Dès le prologue, je retrouve l’univers de l’Ouest américain cher à William Stegner, la rudesse de ses éléments – soleil brûlant, sécheresse, poussière, labeur des moissons, et vieillesse avant l’heure. Quelque chose reflue, entre la joie et le chagrin, le temps qui passe. Il s’agit aussi d’infiltration d’un monde autre qui pénètre un monde séculaire, figé depuis des décennies, mais possédant néanmoins une origine européenne commune.
L’auteur écrit par opposition les caractères des protagonistes, tranchés, rugueux, lesquels rendent oppressantes chaque action, chaque décision. Il y a de l’implacable dans la minutie des descriptions. Peut-être à la manière d’un épisode de western, le mois d’octobre annonce l’arrivée par le train à vapeur de la sœur de Margaret, Elspeth, venant d’Écosse. La locomotive siffle, ralentit puis s’arrête et l’histoire commence. La tragédie s’annonce. La belle Margaret, accompagnée de son séduisant mari, Alec Stuart, plaisante d’exploits choquants, de meurtres d’Indiens voleurs « de plumes de poulets pour leurs coiffes ». Les récits de nature d’Alec sont effrayants (et exagérés), tant les végétaux croissent vite que cela crée une espèce de boulimie de vie, de nourriture, de dévoration d’animaux entre eux. Ressentiment de la catastrophe en marche ? Le mouvement, le quotidien de ces cultivateurs nantis, le rythme de leurs occupations correspondent à la force vitale du paysage. Comme souvent aux États-Unis, l’extérieur est synonyme de menace, d’hostilité, peut-être en rappel des pionniers venus s’installer de force sur des territoires conquis par la violence des armes, le vol et l’extermination des natifs du pays. L’intérieur de la maison apparaît tel un havre de paix.
Dans Une journée d’automne, la propriété contient un vaste garde-manger, une domesticité, bref, les signes apparents de la prospérité, havre fier parmi les espèces florales, végétales et arboricoles d’un biotope cher à l’auteur. La terre est défrichée, rendue fertile par des employés agricoles venus du nord de l’Europe. Les débuts de la jeune Elspeth à la campagne donnent lieu à des scènes tendres de découverte d’animaux de basse-cour, de leur comportement, au sein d’un monde restreint à l’espace domestique. C’est le commencement de l’existence d’une sœur libre et curieuse de ce pays neuf et inconnu d’elle. C’est également le récit d’une petite communauté, d’une famille recomposée, ayant renoué des liens depuis l’exil. Le microcosme d’une fratrie au milieu du macrocosme de la grande histoire américaine de la migration. Voici un beau passage sur la jeunesse : « Ils rirent tous deux, et Elspeth tourna le buste pour regarder le visage souriant et brûlé d’Alec, encadré de cheveux roux et bouclés, humides de sueur ; remarquant à peine consciemment son torse et ses épaules gonflées sous la chemise bleue trempée de transpiration, elle se dit qu’il était aussi beau et fort qu’amusant. (…) Par la fenêtre de la salle à manger, elle les vit traverser le jardin puis les champs de maïs, hauts jusqu’à la taille. Elle les suivit du regard jusqu’à que leurs silhouettes, l’une bleue, l’autre blanche, fussent à cinq cents mètres, progressant tels de minuscules bateaux sur un océan de verdure agité ». Le désir qui agite le mari, Alec, à la vue de la fraîche et innocente Elspeth se veut franc et dénué de honte, contrairement au puritanisme maladif (mormon ?) qui taraude Margaret, l’épouse. Elspeth, elle, s’étonne et jouit du spectacle de ce monde champêtre telle une Ève du paradis avant la faute.
L’épisode de la fête, déterminant, se teint de couleurs un peu épaisses, avec des jeux bruyants, des danses et des courses-poursuites équivoques, et rend compte de l’étendue des mœurs corsetées et prudes. Mais les appétits sensuels débordent sur l’approche coercitive de la morale et du dogme de cette communauté protestante. Comme les saisons, les corps en passent par plusieurs variations et en subissent le joug. L’appel de la nature (joint à l’isolement) est si puissant que toute résistance humaine s’avère vaine. En ce sens, les bêtes de la forêt, des rivières, des airs, de la ferme, elles, continuent leurs pérégrinations sans subir la culpabilité du péché, le repentir ou la crainte de commettre un acte irraisonné. Les deux sœurs sont convaincues du bien et du mal chrétiens et inféodées à des principes irrécusables. Or, le pire se produit, un amour incestueux. Le poids du temps s’abat sur chacun comme une fatalité inexorable, comme la neige recouvre la vigueur du premier automne, en une sorte de retour de justice de ce territoire usurpé et ensanglanté. Le tournoiement des années, le bruissement des saisons chaudes, font de ce roman le tableau agité du destin de deux femmes auxquelles un homme a dérobé la part la plus intime de leur honneur.
Pour finir, William Stegner livre la face cachée d’un couple, des rites familiaux, en livre les faiblesses et les frustrations. En sociologue, il étudie une classe plutôt aisée, subordonnée à des lois assez irrationnelles, qui légitiment des arguments sectaires. Le plus étrange reste que ce sont les femmes elles-mêmes qui s’infligent les pires traitements. Je retrouve dans Une journée d’automne un ton commun et en quelque sorte, une suite du roman marquant de la grande romancière Edith Wharton (1862-1937), Vieux New York. L’abnégation et la soumission aux apparences fondent une collectivité dans laquelle la loi du silence et du déni fait office de marquage social et de respectabilité.
Yasmina Mahdi
- Vu: 1911