A propos de "Tu pars, je vacille", Serge Ritman
Tu pars, je vacille, Serge Ritman, éd. Tarabuste, 2014, 176 pages, 18 €
Serge Ritman ou Là où ça commence
C’est devant un livre innovant et bien fait que je me suis, comme lecteur, déplacé d’une page à l’autre, comme en une sorte de « roman-poème », dont je veux faire état dans ces lignes. Et il n’y a qu’un moyen de résumer mon sentiment : la nouveauté. Oui, quelque chose qui danse au milieu des strophes, souvent hantées par des sixains, poèmes sujets à des substitutions de soi jusqu’au vacillement, substitutions de la langue qui, avec des trous, ouvrent l’univers poétique de l’auteur. Donc, il faut lire les poèmes comme là où ça commence.
Est-ce inspiré d’Artaud ou de Joyce, ce qui serait à la fois écrasant et magnifique ? Nonobstant, ce livre est un livre qui cherche. Par exemple, avec le jeu de la graphie – des sixains, des phrases centrées, des parties en prose, des décalages de mots, des calligrammes… – ou encore avec la citation d’œuvres ou de grands noms de la littérature, de la musique ou de la peinture notamment. Comme l’indique l’auteur :
Je répète avec tous les trous de reprise
On devine ainsi que c’est dans cet esprit que le livre a été ouvragé, dans l’esprit d’une avant-garde littéraire, entre couture et reprise. Alors, une fois acceptées cette dilatation et cette façon de ne pas comprendre, on peut sauter d’un registre à l’autre, se laisser absorber par les défections d’une parole et d’une prosodie dont je n’ai pas percé le mystère, tout en y trouvant quand même du sens et de la signification ici ou là. À l’instar du coquelicot qui revient comme un fil conducteur et avec lui, le rouge, couleur poétique et politique.
Et puis, comme je citais en supra des noms éminents, laissez-moi encore la licence de parler de W. S. Burroughs. J’ai revu hier soir, adapté de son roman Le festin nu, le beau film de Cronenberg. Texture fragmentée, approximations phoniques, cut, coupure, et voilà bien l’émotion qui jaillit. D’ailleurs cette filiation avec le cinéma peut s’étendre à l’intention du poète avec ses références très claires au septième art.
Ce que je préfère néanmoins, ce sont les parties les plus rédigées et les moins elliptiques :
quand tu crèves mes yeux d’un bonjour mon inattendue au lit jeune fille la grâce emplit tes dix-sept ans ton regard dit matin et ton front dit printemps il semble que ta main porte un lys invisible et dernier étage de la maison du poète pour prendre sans issue ses escapades vers claire la nuit
C’est avec un effet Koulechov que nous avançons dans l’ouvrage, avec peu d’expressions lyriques, mais de la pure poésie qui se dirigerait vers l’essentiel, le peu de quelque chose qui ressemble parfois à la spiritualité, l’émotion sans langage et sans forme, c’est-à-dire la lutte du corps de la pensée avec le corps charnel.
nous ne connaissons que
l’abandon
et je n’ai rien
réclamé exigé discuté
arraché trompé jugé
cogné arrêté tu me connais
Ou encore :
personne
n’y pourra
rien ici comme en ciel
j’écris t’écrire
mes indices terrestres pas des livraisons
mais des liaisons
Expérience poétique dont je voudrais quand même, pour finir, livrer la profession de foi de tout artiste, il me semble, grâce à ce nouvel extrait de Tu pars, je vacille de Serge Ritman :
la pauvreté de mon poème
la précarité de ma vie
la faiblesse de mes ressources
l’innocence de mon raisonnement
la déraison de ma pensée
la vitalité de mes ennemis
les prouesses de mes démons
les démangeaisons de ma peau
les douleurs de mon ventre
l’emportement de mon sexe
le blanc de mes nuits
l’incertitude des demains
Didier Ayres
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