A propos de Tu ne parleras pas ma langue, Abdelfattah Kilito
Tu ne parleras pas ma langue, Abdelfattah Kilito, Actes Sud, 2008, trad. arabe (Maroc) Francis Gouin, 112 pages, 17,30 €
Bilinguisme, traduction et territoires linguistiques
Abdelfattah Kilito est un grand lecteur. Dans ses essais comme dans ses récits, les références et les anecdotes littéraires abondent, tissées par une narration ludique et sagace. Car Kilito ne se limite pas à citer La divine comédie de Dante ou Les séances de Hamadhâni pour faire preuve d’une bonne culture littéraire, il fait de ces références des outils d’introspection et d’interrogation du monde.
Dans Tu ne parleras pas ma langue, l’auteur explore des questions propres à la langue, cet espace où nous résidons, mais aussi cet hôte qui nous habite, « un hôte pervers et têtu qui descend chez [le locuteur] sans permission, s’empare de lui et l’habite malgré lui ». Ce champ de pouvoirs, car « le pouvoir de nommer équivaut à la domination et signifie la maîtrise du monde ».
Tu ne parleras pas ma langue est une lecture riche et cocasse qui nous interroge sur notre rapport à la langue et nous donne envie de redécouvrir bien des auteurs et des pans de l’histoire sous l’angle linguistique.
Perdus entre les idiomes
« Peut-on maîtriser deux langues ? » (p.29), se demande Kilito. Tout d’abord, il n’est pas certain que l’on puisse maîtriser une seule langue, sa langue maternelle même. L’auteur nous décrit un rapport conflictuel à la langue, où celle-ci est toujours triomphante et nous, forcés de capituler. Si tel est le cas, comment pourrait-on maîtriser deux langues, voire plusieurs ?
Sur ce point, Jâhiz est catégorique : « Si deux langues se rencontrent dans une bouche, chacune portera tort à l’autre » (p.31). Propos désespérant pour tout bilingue. Et pour ceux qui se pensent parfaits bilingues, la question est encore : à quelle langue ai-je causé le plus de tort ? Quelle est ma langue en somme ?
Un écrivain comme Fâris Shidyâq adoptait une attitude de prudence vis-à-vis des langues étrangères. Il apprenait l’anglais avec parcimonie de peur que cela n’affecte son arabe, car pour lui, apprendre une langue étrangère se fait aux dépends de la langue maternelle.
Pourtant, Shidyâq se voit comme contraint, indirectement, à apprendre le français quand le Grand Vizir de Tunis, Kheireddine Tounsi Pacha, l’interroge sur sa maîtrise de cette langue. Pendant longtemps, les Arabes ne s’imaginaient pas devoir connaître une langue autre que la leur. Mais « quelque chose avait changé dans le monde, puisque les Arabes avaient besoin d’une autre langue que la leur » (p.80).
Des traductions manquées
Quand Jâhiz déclarait l’impossibilité de maîtriser deux langues, il faisait surtout référence à la traduction, en l’occurrence les nombreuses déficiences qu’il relevait dans les traductions arabes de la philosophie grecque. Traduire se fait sur deux niveaux : le niveau linguistique qui exige une connaissance égale des deux langues, déjà posé comme impossible, et le niveau cognitif qui exige une connaissance de la discipline au même niveau que l’auteur original. Tout ceci rend la traduction quasi-impossible aux yeux de Jâhiz.
C’est ce qui aurait été à l’origine du fameux malentendu d’Averroès qui commente une traduction déjà boiteuse de la Poétique d’Aristote par Mattâ Ibn Yûnus. Ce dernier traduit tragédie par panégyrique et comédie par satire. Beaucoup y voient une occasion manquée pour les Arabes. Selon Bâdawi, cette erreur écartée, « tout le visage de la littérature arabe aurait été autre », et peut-être même « le visage de la civilisation arabe » (p.104-105).
Mais Kilito nous rassure : peut-être que c’était finalement une erreur bienheureuse qui a permis aux Arabes de garder leur originalité et de ne pas tomber dans la reproduction de la littérature grecque. C’est pourtant avec amertume que Muhammad Saffâr, parti pour la France avec une délégation marocaine en 1845, découvre une Europe désormais civilisée, à la fois jalousée et désapprouvée pour « l’opacité de leur cœur à la lumière de la foi » (p.71).
Un étranger dans ma langue
Quand Shidyâq apprit avec grand plaisir que Louis Napoléon connaissait un peu d’arabe, il écrivit un panégyrique à sa gloire. Mais ce n’est pas toujours flatteur pour nous quand l’étranger parle notre langue, surtout quand il nous égale ou nous dépasse dans sa maîtrise. Nous nous sentons alors assaillis dans notre propre terrain. La langue est une question territoriale. La personne étrangère nous met alors dans l’embarras car « elle nous dépouille brusquement de notre langue, nous arrache notre langage et les constituants de notre existence, ce que nous pensons notre identité » (p.99).
Quand l’étranger n’a pas besoin de connaître notre langue et qu’il la maîtrise à la perfection, il est alors investi d’un double pouvoir et nous inflige une double humiliation : celui du rapport de force préexistant et celui de l’assaut jusque dans notre langue, dans notre dernier retranchement identitaire. Autant de situations complexes, parfois ineffables, que Abdelfattah Kilito illustre d’anecdotes issues de romans et d’expériences vécues.
J’ai lu Tu ne parleras pas ma langue avec beaucoup de plaisir, mais il y a une omission qui m’a un peu gênée : celle répétée de l’Amazigh, dans un essai qui explore la question de la langue, écrit par un marocain. Il parle de l’Arabe, d’arabe dialectal, mais jamais d’Amazigh.
Je peux comprendre que l’auteur puisse ne pas maîtriser ce sujet ne connaissant pas la langue ; mais le fait qu’il ne l’ait pas mentionné du tout, même en passant, cette langue parlée par 30% des marocains, qui façonne leur rapport aux langues et à l’identité de tant de gens en Afrique du Nord, est curieux.
Aborder cet aspect de l’identité culturelle et linguistique du Maroc aurait été intéressant et aurait révélé des rapports de force peu explorés. La situation de la langue amazighe, qui commence à être reconnue, est le résultat de toute une histoire, tout un système, qui invisibilise l’amazighité, considérée non pas comme une langue mais comme un simple dialecte, non pas comme une culture mais comme un vulgaire folklore.
Fedwa Ghanima Bouzit
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