A propos de Requiem de guerre, de Franck Venaille, par Didier Ayres
Requiem de guerre, de Franck Venaille, Mercure de France, mai 2017, 11 €
Il s’agit ici de langages sans nom, sans acoustique, de langages faits de matière ; il faut ici penser à la communauté matérielle des choses dans leur communication.
Walter Benjamin
J’ai abordé ce recueil de Franck Venaille en toute simplicité, même si je connaissais le nom de l’auteur à travers des témoignages d’amis, pas tous poètes d’ailleurs, dont certains qualifiaient l’auteur de ce Requiem « d’officier de la mort ». Et c’est le cas ici, car on devine sans peine au titre du recueil qu’un office des morts est une position littéraire. Et même si l’on côtoie les sanies humides de la maladie (de l’auteur sans doute), ou si l’on croise l’écho d’une chambre d’hôpital (que traverse le poète), on ne cesse de se questionner sur la qualité, dans le sens de spécificité, de ce qu’est mourir.
Pourquoi parler de cela sinon pour faire comprendre comment la mort avance ? Et par là même, comment se traite la vie par le biais de la matière – sang sur un drap, odeur de chambre d’hôpital – et pas seulement avec l’hypothèse abstraite de la mort, y compris dans sa métaphysique ? On pourrait peut-être avancer qu’il y a une transcendance de rien et de tout, de l’action du déclin qui conduit à la vérité, de la présence de la vie au sein du souffle physiologique et humain, presque animal. D’ailleurs, le sujet énonçant flotte entre le je, le tu, le il, le vous, le nous, comme si se sentir concerné en même temps par écrire et survivre nécessitait un flou, un flouté comme on le connaît en peinture, un sfumato.
J’écris des vers de deuil
Pour l’homme que je fus
Là ! Chagrin immense
Entendras-tu ma voix qui
Annonce le combat à l’épée
entre les anges de kermesse
Avec toujours le chiffre 2
ouvrant le duel mortel
Non, il n’y a pas que le développement d’images que sollicite la mort, la propre mort de l’auteur – qui compose un office poétique pour célébrer la fin des choses. Il y a surtout une incroyable liberté de ton, qui déporte le sujet du poème vers une limite suffisamment grave, et ainsi libre, étonnante, presque étrange, non emphatique ni prétentieuse. On se trouve dans un monde d’idées et de signes débridés, désordonnés, hasardeux, aléatoires, tout comme la vie en somme, pénétrée cependant d’une inquiétante fatalité.
Ce recueil est ainsi hanté par la mort et la maladie, mais aussi par d’autres tropes récurrents, à l’instar, si je puis dire, du cheval qui assumerait le rôle d’un cheval psychopompe, d’un centaure morbide qui ouvrirait le passage vers les eaux de l’Achéron.
cheval
aux Yeux bleus
gentil cheval des cavaliers tristes
accepte les larmes
de celui qui t’aimait tant
lorsque tu caracolais
nu & vivant parmi les cadavres
Par ailleurs, les titres des sections sont écrits comme des poèmes. Et par exemple, la section 6 porte la mention : vers une poétique de l’incontournable avec des mots qui ne pourront pas fuir ! qui ressemble à une espèce de manifeste. Ainsi, poème incontournable par sa hantise, par sa soudaine vérité affective quand, à un moment, le locuteur du poème se retrouve dans le giron d’une aide-soignante, qui devient tout à coup une force maternelle élémentaire et puissante.
Trope aussi du rêve, qui n’est pas lacanien ici, mais considéré comme un état de la vie elle-même, une suite logique des moments, sorte de moment filmé, filmique disons, comme le soulignent ces lignes : Je me bats et je me débats. Je suis le personnage central d’un film. Je vais, maladroitement, d’un point à l’autre. Je rêve. Beaucoup. Et trop. La nuit je guette les bruits de pas des visiteurs étranges. Je suis allongé.
J’ai éprouvé personnellement, très généralement, à la fois une expérience de la matière et de la liberté d’énoncer la crudité de la vision d’un homme de quatre-vingts ans (l’âge très exactement de mon propre père) et le fait de ne pas avoir peur (qui est très net chez mon père aussi), et je me suis senti concerné par cette phase de la vie, sachant depuis longtemps que la poésie (comme la peinture) est un métier de maturité. En cela, le recueil de Franck Venaille mérite le nom d’une poésie mûre et certaine d’elle-même – ce qui est souvent l’œuvre de l’âge, et de la tension du créateur dans un temps de vie.
Didier Ayres
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