A propos de Moby Dick – Herman Melville (par Léon-Marc Levy)
Moby Dick, Herman Melville. Traduit de l'américain par Philippe Jaworski, Quarto Gallimard
Il faut sauver le narrateur !
Le plus grand roman américain ? Quoi qu’il en soit de la joute qui pourrait opposer les tenants de cette assertion et ceux qui proclameraient que c’est Absalon ! Absalon !, Moby Dick est un sommet dans les lettres américaines et la source intarissable de presque tout ce qui s’écrira après. Ce roman monstre (dans tous les sens du terme), il faut le rappeler, paraît en 1850, c’est-à-dire presque aux débuts de la grande littérature américaine, ce qui en dit, mieux que toutes les assertions du monde, l’énormité. Une littérature naissante et déjà une œuvre monumentale et éternelle qui surgit.
Melville est un génie, certes, mais son ouvrage ne vient pas du néant, il ne le crée pas de toutes pièces dans un désert littéraire. Nathaniel Hawthorne – qui sera son intime ami – a publié une partie de son œuvre et, surtout, La Lettre écarlate. Edgar Allan Poe a écrit une importante partie de ses contes. Ralph Waldo Emerson a écrit Nature. Et, bien sûr, Washington Irving et James Fenimore Cooper ont planté le décor des grands espaces et de la présence imminente du fantastique presque un siècle plus tôt. Mais Moby Dick, à défaut de sortir du néant, sort de l’immensité des océans ce qui, d’emblée, place l’ouvrage dans des espaces où seule La Bible avait imaginé des monstres. La bible, dont le roman est nourri, qui alimente chaque personnage, chaque situation, chaque ligne.
Le monstre n’est pas une baleine blanche. Quoique. Le monstre n’est pas le capitaine Achab. Quoique. Le seul véritable monstre, c’est le Péquod, dont les flancs ont avalé pour toujours les matelots qui le peuplent. Et la survie finale d’Ismaël porte à un terme la métaphore biblique : Jonas/Ismaël. Péquod/Monstre marin. La baleine blanche épargne Ismaël comme le « grand poisson » – celui qu’on appelle baleine – épargne Jonas, assurément dans le même but : sauver le narrateur. Au retour de l’affrontement au Mal – personnifié par Achab ou Moby Dick – il faut un témoin qui dise le visage du Mal, sa cruauté, sa courbe implacable tendue vers la perte de l’homme.
Achab ou Moby Dick, les deux visages du même monstre, les deux faces terribles du Mal, les deux êtres sortis de l’Enfer. Melville situe les sources de la terreur chez l’un, puis chez l’autre, dans un mouvement d’oscillation inéluctable et de plus en plus menaçant, comme le pendule de Poe, et, en fin de compte, à la fin de l’épopée, il va réunir les deux entités funestes en une image de fusion : Achab attaché pour toujours au corps de la baleine, entraîné dans les abîmes marins avec son double pour l’éternité.
« Call me Ishmael » (appelez-moi Ismaël) pose le début d’une modernité littéraire inouïe alors : le « je » d’un narrateur qui ne parle pas de lui particulièrement mais des faits, des personnages, comme le ferait un reportage d’événements. Car Ismaël n’est pas un personnage essentiel dans le roman ; il est une voix essentielle, il est le récit, pendant les 135 chapitres de l’ouvrage. Le jeune matelot, en tant que personnage, est inféodé à la narration, inféodé au personnage écrasant d’Achab, inféodé même au reste de l’équipage, Queequeg en particulier qui exerce sur lui une fascination paralysante. Dès qu’il embarque sur le Péquod, il devient un jouet du Destin le plus funeste dans les pas d’Achab à la quête de sa vengeance. Achab, le fascinant, le diabolique, capable d’entraîner les esprits les plus solides dans sa monomanie. Le jeune Ismaël tombe sous l’envoûtement du terrible balafré à la jambe d’ivoire. Il dit de lui qu’il est « Immense, impie, une sorte de Dieu ». Tous les membres de l’équipage saisissent peu à peu que la quête d’Achab n’est pas seulement une baleine mais le « masque sans raison » derrière lequel se cache un Dieu de haine. Tous, eux aussi pris dans la fascination, suivront aveuglément et jusqu’à l’obscurité finale leur capitaine.
Mais la quête des matelots n’est pas dans les ténèbres. Ils croient trouver en Achab un porteur de lumière. Satan porte le nom de Lucifer – celui qui apporte la lumière – et la scène dans laquelle Achab cloue un doublon d’or sur un mât en le promettant au premier qui verra la baleine blanche fige parfaitement le rapport des serviteurs au maître : il offre la lumière, croient-ils – en cherchant le sens de la vie dans son épopée océane. A partir d’un fait réel, l’histoire du Essex qui fut attaqué par un cachalot dans les eaux du Pacifique en 1820, Melville reconstitue avec un réalisme saisissant un équipage de baleinière et le conduit, par la magie de la fiction, aux limites du réel, conférant à l’animal des pensées et une volonté surhumaines. Et un roman d’aventure devient ainsi un hymne au monde, à la condition humaine, à la lutte éternelle du Bien et du Mal.
Roman-monde qui raconte une destinée fatale, celle des hommes, mais qui, dans la narration, ne se départit jamais de touches d’humour héritées des ancêtres anglo-saxons et du grand Washington Irving. Ainsi ce passage célèbre situé au début du roman où Ismaël doit partager sa couche, la veille du départ du Péquod, avec le harponneur Queequeg qu’il vient juste de rencontrer : « Better sleep with a sober cannibal than a drunken Christian ».
Et, pour mémoire, Herman Melville, l’immense créateur de ce roman, de Billy Budd, de Bartleby le scribe, était pratiquement oublié dans son pays. L’Amérique tenait pourtant avec Moby Dick son livre le plus proche de l’épopée nationale.
Léon-Marc Levy
Je conseille à ceux qui souhaitent lire ou relire l’ouvrage : Moby Dick Ou Le Cachalot, traduit de l’américain par Philippe Jaworski (Quarto Gallimard) ou, mieux encore, la version originale !
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