A propos de Lettres imaginaires de Mary Butts, par Didier Ayres
Un certain amour
à propos de Lettres imaginaires de Mary Butts, éd. Le lavoir Saint-Martin, 2016, dessins de Jean Cocteau, 15 €
J’ai quitté avant-hier le film de Xavier Dolan, Les Amours imaginaires, pour lire les Lettres imaginaires de Mary Butts illustrées par Jean Cocteau. Je sais, par ailleurs, de la bouche de Marie-Noëlle Chabrerie, la directrice des éditions Le lavoir Saint-Martin, que ce livre ne trouve pas suffisamment son public malgré le niveau d’exigence très élevé et la possibilité assez rare de feuilleter des dessins de Cocteau, inédits en France. Ces deux choses – la proximité du film et celle de Cocteau – m’incitent à essayer de déceler dans ce texte de M. Butts les clés de l’esprit « Queer », tel que l’envisagent les défenseurs des droits des homosexuels. Donc, regarder dans ce texte l’homophilie, car certaines lettres de l’ouvrage portent directement sur un jeune homme aimant les hommes.
Je rappelle brièvement ce qui fait le fond de cet échange épistolaire à sens unique imaginé de toutes pièces par Mary Butts, qui, s’adressant à la mère de son amant, dévoile la personnalité d’un jeune homme qui éprouve « la passion romantique et sensuelle d’un homme pour un autre homme ». D’ailleurs, il n’y a rien à ajouter à la trame de l’intrigue qui ne conduit nulle part et il est préférable de partager la grâce d’une écriture très moderne et fluide, et qui prête le flanc au désir et à l’inventivité formelle, celle des idées – celle des avant-gardes d’une société chic des années vingt. Est-ce aller trop loin de voir là une littérature engagée, comme je le disais tout à l’heure, dans l’esprit de la revendication des droits civiques des gays ? La question reste entière.
Puis, un jour que nous étions partis, par-dessus des arbres pareils à des torches enflammées, sous la haute pommeraie dont les branches noueuses laissent tomber des fruits qui sont des pierres, il m’a dit en détournant les yeux, très vite, que c’était impossible. « Vous êtes ma seule amie, vous êtes le monde entier. Vous seriez alors comme ces hommes avec qui je passe la nuit : après, je vous détesterais. D’ailleurs, je n’ai pas connu d’autre femme ».
Nous sommes, avec ce livre, au cœur de ce que la sociologie française construit comme définition de l’homosexualité en France dans l’entre-deux guerre, c’est-à-dire épanouie dans la classe intellectuelle d’artistes dans le vent, sociologie au reste qui fige dans le même mouvement l’homosexualité dans les clubs des universités du Royaume-Uni. Je dis cela pour me permettre d’avancer dans une comparaison de ces Lettres de M. Butts, avec L’Âge d’or de Pierre Herbart, qui présente des similitudes sur le fond. Mais, j’ai songé aussi à Querelle de Fassbinder, ou encore pour l’esprit de recherche de cette écriture – remarquablement traduite de l’anglais par Patrick Hersant – au Théorème de Pasolini. Tout cela ne fait pas disparaître mon impression première de marivaudage dans les amours de même sexe, mais qui s’épanche dans d’autres sphères, et ici, comme dans le film de Dolan, un amour croisé d’hommes et d’une femme.
Le bon révolutionnaire se donne pour tâche de fonder un monde meilleur.
Un monde meilleur – une forme de gouvernement efficace, incorruptible, une démocratie de préférence ? Fort bien. Une production illimitée, un monde où jouir des fruits de la terre ? Parfait. Moins d’enfants ? Bien sûr. De meilleurs enfants ? Certes. Une extension de la curiosité humaine dans toutes les directions, une maîtrise des forces naturelles ? Cela s’entend. Rien de plus désirable.
Il faut encore parler des dessins qui illustrent ces lettres. Ils sont le fruit d’un compagnonnage très intense de l’auteur avec le poète français, rencontré à Villefranche-sur-Mer, personnes publiques qui partagent le goût de l’opium, et des amours saphiques et uraniennes. Ces dessins m’ont replongé dans une très ancienne recherche universitaire (autour du travail de l’acteur), dont les contours sont un peu flous cependant, mais dont j’ai gardé l’esprit, je crois ; il s’agit des propos de Cocteau traitant de la création comme un mode d’accommodement avec la nécessité pour l’artiste d’une schizophrénie, d’une schize, d’une activité double. Je vois dans ces dessins la très forte illustration de ce propos, où le poète et dessinateur esquisse des formes doubles, sorte d’androgyne premier de Platon, ou peut-être à l’image de l’union d’esprit féconde de Mary Butts comme valeur féminine, et de Cocteau comme valeur masculine ?
Mais finissons cette brève incursion dans les études de genre avec cette belle page tirée de la troisième lettre, qui laisse entendre que l’idée de défense des droits est connexe à celle de la vraie qualité littéraire, qui est pour finir la seule vraie raison d’exister de l’écrivaine.
Quel décor miraculeux ferait un miroir, dans un monde où l’on ne saurait fabriquer ni le verre, ni la moindre surface réfléchissante ! Il n’y aurait que des bols d’eau, de vin ou d’encre, formes rondes dont s’accommodent si bien les reflets. Je viens de secouer une boule de neige, plongeant un petit navire dans une tempête de flocons.
Didier Ayres
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