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à propos de Les Pseudonymes, Jean-Louis Mohand Paul (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 08.05.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Les Pseudonymes, Jean-Louis Mohand Paul, éditions Ressouvenances, 2017, 15 €

à propos de Les Pseudonymes, Jean-Louis Mohand Paul (par Yasmina Mahdi)

Contre l’oubli

Dans le roman de Jean-Louis Mohand Paul, le sujet est un sujet exhumé, par fragments, « des restes de traumatisme [enterrés] sous la cendre ». L’on pense au vécu d’abandonnique, concept développé par Frantz Fanon, s’appuyant sur la rupture avec le père ou la mère, ou le pays d’origine. Pour compenser la perte, le déni, des noms d’emprunts sont choisis par la personne – noms de plume pour les auteurs –, un pseudo, un autre « je », né deux fois. En lisant le début de ce récit, l’on ne peut s’empêcher de faire un lien entre la tuberculose et le coronavirus, la souffrance (la sous-France), où des malades « toussant, désincarnés (…) des Arabes aussi » sont placés en confinement dans des hospices « d’infortune ». Du flottement autour des dates (les Algériens n’ayant pas bénéficié, durant l’occupation coloniale, d’état-civil précis), des « salaires de misère », envoyés au bled, « ponctionnés pour moitié en Algérie », tout atteste de l’horrible situation du dominé. Néanmoins, il y a de la beauté, alliée ici à beaucoup de tendresse, dans les passages qui évoquent des « tapis, poteries, bijoux » colportés à dos d’hommes, de « la langue, la musique, les chansons, les mélopées » qui se « transmutent » (le terme de l’auteur), en références sacralisées du cœur de la filiation kabyle.

De quoi sommes-nous faits est aussi la question primordiale de ce livre, à la lisière de la sociologie et de la prose poétique, au sein de cette France de petits artisans, « filles de ferme, commis et garçons de louage », constituant le paysage habituel de la province, pratiquant un « paternalisme austère ». La mémoire proleptique des Pseudonymes s’attarde sur des identités multiples, juxtaposées, en une grille d’énonciations, parfois raturées, ici, reprises de l’oubli, retracées, réanimées. La narration est en miroir, comme à la fête foraine, diffractée en glaces grossissantes et déformantes, ou à travers le labyrinthe où l’enfant apeuré doit retrouver la sortie. J-L. Mohand Paul s’immisce dans la langue de ses protagonistes (qu’il met en scène), piste les bévues du sociolecte de son beau-père raciste et tyrannique. Autant de témoignages importants sur la France occupée, la France pétainiste, ou encore au sujet des envois d’appelés du contingent vers l’Algérie, le Sénégal. Par contre, des hommes-relais (figures fantômes, escamotées par le temps), qui furent les employés modestes des partis révolutionnaires, dont le FLN, de ces figures de l’ombre, peu de témoignages ont été recueillis ou subsistent, peu de noms mentionnés lors des rafles, des passages à tabac, etc.

D’autre part, les indices statistiques des luttes fratricides entre messalistes (parti du MNA) et frontistes (du FLN), de ces personnes gommées du monde, font état d’au moins 10.000 morts et 25.000 blessés. Beaucoup d’entre ces pauvres êtres ont fini « couchés (…) les chaises de bistrot renversées pour seule sépulture [ou en] liquidations ciblées » dans la métropole. Les sans-nom et les sans-visage des « Nord-Af », réduits à un critère de race, sont aujourd’hui doublement condamnés à la disparition, du fait de leur génération, et d’un oubli progressif de leurs filles, fils et petits-enfants.

Le ton de J.-L. Mohand Paul apporte une logique supplémentaire au contexte, par exemple, de 1956, avec la peur des arrestations, des assassinats. Endurance, ténacité, courage, qualifient ces immigrés dont bon nombre rejoignaient les baraquements des bidonvilles de Nanterre entre « loups aux aguets, chiens de service ». Déjà, les médias de l’époque affublaient leurs informations de titres orientés, tels le « terrorisme », « l’insécurité », etc. Ainsi, plus généralement, les travailleurs de l’immigration méditerranéenne – Italiens (Maltais, Siciliens…), Portugais, Espagnols, Maghrébins… – ont subi l’ostracisme de la non-acceptation, les abus du patronat français.

Une seconde peau, symbolique, recouvre l’épiderme du métis, une infiltration intime venant d’une seconde nation, remonte à la surface de la première peau de protection, pour se fondre, au final, en un curieux amalgame. Albert Memmi souligne ce particularisme par exemple, à propos des colonisés, des Juifs de Tunisie, parlant de l’« angoissante perméabilité » du « bilinguisme », qui accompagne l’exilé obligé d’interpréter des signes culturels différents ou inconnus, qui débouche sur ce délicat problème de la double appartenance. L’écriture est ainsi libératrice et grâce à la fiction, retisse une personnalité, rajoute des couleurs, rapièce les défections du tissu, parfois à l’aide de fils brodés, délicats. Jean-Louis Mohand Paul, dans une espèce de nuit des morts-vivants, ressuscite le passé refoulé, les agissements des milices de Papon, faisant remonter à la surface un mémorial des « corps noyés dans le canal, pendus ou à moitié carbonisés dans le bois de Vincennes [ou] estropiés (…) des cadavres ». Ces lynchages eurent lieu dans un Paris, qui à ce moment-là, arbore « un calme de province ou de tombe», qui « ne veut rien savoir de comment son idéal de confort et de paix patauge au loin dans la boue et le sang ». L’auteur retrace la survie clandestine d’un « musulman », élément à éliminer, ce musulman qui fut son vrai père. Le « je » du protagoniste du roman et le « nous » de la communauté s’entremêlent avec « l’autre », l’étranger qui fut le géniteur. Cette histoire mêlée à la grande Histoire relate la survie d’un petit « métis parisien kabyle » dans l’« après cessez-le feu du 19 mars 1962 ». Le mérite de ce roman est grand par les descriptions des existences des individus de la classe laborieuse, leurs manquements, et la mention très rare d’enfants métis tenus en otage, kidnappés à un père algérien – la plus cruelle des dépossessions. Les rescapés de la guerre, les immigrés divisés, « regroupés », formeront une importante diaspora, dont les descendants seront encore largement « minorés par discrimination ».

 

Yasmina Mahdi

 

Jean-Louis Mohand Paul est un professionnel du Livre. Correcteur, metteur en page, éditeur, traducteur de l’anglais et de l’ancien français, il est auteur d’un manuel de microtypographie, de plusieurs essais et romans, le dernier étant Le faux-fils, éd. Al Manar, 2019.

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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.