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A propos de "Les gens dans l’enveloppe" d'Isabelle Monnin

Ecrit par Marjorie Rafécas-Poeydomenge le 23.11.16 dans La Une CED, Les Chroniques

Les gens dans l’enveloppe, Isabelle Monnin, JC Lattès, 2015, (auteur compositeur, Alex Beaupain, pour le disque), 381 pages, 22 €

A propos de

 

Est-il possible d’inventer une histoire romanesque à partir de photos ordinaires d’une famille française, achetées chez un brocanteur ? Sous la plume magique et profonde d’Isabelle Monnin, cette famille a priori banale reprend des couleurs et une respiration, les gens ordinaires ont eux aussi une histoire à nous raconter. Les photos retouchées et inodores de Instagram peuvent aller se rhabiller.

Le style et l’authenticité des personnages m’ont tellement émue que j’ai prêté le livre à mon père qui a eu le même coup de cœur que moi. Nous avons alors décidé d’écrire cette chronique à quatre mains (moi, en écriture droite et mon père, en italique) pour expliquer notre enthousiasme sur ce bijou littéraire et musical, mi-enquête mi-roman, le tout mis en musique par Alex Beaupain. Cet article aurait pu être publié plus tôt, mais nous avons pris le temps de digérer ces pages comme un plat subtil si français. Toutefois, il coïncide avec sa parution en poche (prévue en novembre 2016).

Lorsque ma fille au cours du printemps 2016 m’a prêté le livre en me disant « Papa tu vas apprécier le style » je ne me doutais pas que « Les gens de l’enveloppe » allaient me plaire à ce point. En fait, j’ai tout aimé, j’aime tout.

Fiction ou réalité ? Ce livre est dans la tendance de 2015 car il mêle les deux, une fiction, une enquête. Sur la forme, un roman et une enquête pris séparément, c’est commun, mais dans un même ouvrage, c’est original, ils se complètent, se superposent et se différencient. Il est composé de trois parties : un roman inventé à partir des 250 photos, une enquête pour savoir qui étaient réellement ces personnes photographiées et un disque.

Comme le pense Delphine de Vigan à propos des albums photos dans son dernier livre : « … au fond, me disais-je, ce n’était pas si différent de l’écriture : de ces images choisies, agencées, ordonnées, mises en page, émergerait une histoire réinventée ». Effectivement, les photos ont une histoire à nous raconter, pour peu que des yeux attentifs et une âme sensible s’y attardent dessus et sachent les interpréter. C’est épatant comme à partir d’une photo on peut deviner la personnalité des gens. Tout regard est loin d’être superficiel, un peu comme le miroir de l’âme. Regard intelligent, triste, ailleurs… L’auteur se transforme en medium capable d’interpréter tous ces regards passés, même quand il est caché par des lunettes fumées. D’ailleurs, on est impressionné par la prouesse de l’écrivain qui a deviné le vrai prénom de la petite fille des photos en nommant son personnage de la même façon, Laurence, comme si sa « beauté triste » était une évidence.

Les photos sont des captures d’instants qui méritent d’être racontés, comme les phrases, ces « bulles de savon », qui restent « suspendues un instant après qu’on les a pensées et puis elles éclatent d’une mouillure. On ne les retrouve jamais ».

« Les romans sont des abris où retrouver les disparus. Ecrire, c’est construire leur refuge ». Ce livre est en effet un refus de l’oubli, et ce, même des vies ordinaires. « Faut-il tout conserver pour ne rien perdre ? Où la mémoire commence-t-elle ? Y penser, c’est comprendre qu’il n’y a rien, pas de nord, pas de sud, ni d’ouest, pas de couleur, pas de passé, ni bleu ni froid, sauf le monde cette obstination émouvante et vaine qu’a le monde à rester le monde quand les gens sont partis. Il y a la beauté des paysages anciens ».

Dans cet exercice de lutte contre l’oubli, Isabelle Monnin réussit merveilleusement bien à faire renaître les personnages des photos sous une plume poétique, autour du thème puissant de l’abandon. « L’abandon est un fardeau creux, il pèse des tonnes ». « Les points d’interrogation ne comblent jamais l’absence de réponses ». Le thème des êtres et amours perdus est central dans ce roman : « Hans est son dernier, son dessert. Il a le goût lent de l’amour ».

Sur le fond, on s’attache aux personnages ; la rigueur de l’enquête dévoile progressivement la réalité des personnages.

Celle qui est toujours absente des photos c’est Suzanne, cette femme qui est partie pour fuir cette petite vie toute étriquée sans interstice. Qu’Isabelle Monnin imagine en grande amoureuse romantique, partie en Argentine, un univers bien plus exotique que le paysage des photos. « Elle a des audaces. Un corps l’attend, elle le sait depuis le premier regard ». « Ça la déferle, une vague la creuse ». « Elle ignore si c’est lui qu’elle aime déjà ou le délice de cette brûlure qui crépite ventre poitrine gorge, empêche le sommeil et capture toutes ses pensées ». « C’est une idée fixe, bouger, qui a fini par ne plus être une idée mais la totalité de ce qu’elle est ». Ce personnage est à la recherche de nouvelles sensations, la routine la tue à petit feu, « sa terreur d’être de ceux à qui n’arrive que l’écume des choses ». Tout semble graviter autour de Suzanne Michelle. C’est une héroïne romanesque, elle n’a pas sa photo dans le livre et on peut l’imaginer, lui prêter n’importe quel trait de caractère. Elle ne se découvre que dans les Mots bleus. Son rythme saccadé, sa façon d’appuyer sur les syllabes tranchent avec le professionnalisme des autres chanteurs Alex Beaupain, Camélia Jordana, Clothilde Hesme et Françoise Fabian, mais aussi avec Laurence R. et ses enfants. Elle devient humaine. Elle brille tellement par son absence sur les photos que l’on ne peut résister à la googliser pour en savoir un peu plus. Enfin un visage pour Suzanne. « Suzanne est un visage ovale et doux » habité par la bonhomie et la joie de vivre. Ce qui contraste avec le visage triste et lisse de Michel, abandonné trois fois, par son père,  sa mère et sa femme (Suzanne). « On dirait que ce mot, avant, a été créé pour lui, un petit mot pour ne pas se jeter dans le vide, un mot qui dit viens, prenons l’escalier pour descendre dans le passé ». Sobre et digne, c’est à lui que reviennent les derniers mots de cette histoire, « Vous pouvez tout prendre ». A moins que ce ne soit les premiers…

Les Gens dans l’enveloppe est aussi un témoignage de ce « petit peuple français, cette France qui aime rire et chanter, qui parle et rit fort et a un avis sur tout ». Des « gens » qui veulent sortir d’une vie routinière étouffante, qui ont des blessures. Car les blessures, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus attachant chez les êtres humains ? Des blessures qui s’ouvrent et qui se referment, comme le remous des vagues, des vagues à l’âme. C’est un peu toujours la même histoire, partir, vivre sa vie et revenir à ses premiers amours… Cela sonne si français.

« Où vont les secrets quand il n’y a plus personne à qui les cacher ? »

Le style poétique de ce livre sonne juste et authentique comme son disque. Voir des personnages de roman à travers des photos d’inconnus, c’est original mais en plus, les entendre chanter, c’est une expérience multi-sensorielle inédite. Merci à Alex Beaupain et Isabelle Monnin pour cette belle aventure.

« C’est peut-être simplement cela, être romancière : avoir des livres qui poussent dans les interstices de tout ».

 

Marjorie Rafécas-Poeydomenge et Maurice Rafécas

 


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A propos du rédacteur

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

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Passionnée de philosophie et des sciences humaines, l'auteur publie régulièrement des articles sur son blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade). Quelques années auparavant, elle a également participé à l'aventure des cafés philo, de Socrate & co, le magazine (hélas disparu) de l'actualité vue par les philosophes et du Vilain petit canard. Elle est l'auteur de l'ouvrage "Descartes n'était pas Vierge".