A propos de "Le nouveau malaise dans la civilisation", Samuel Dock, Marie-France Castarède, par Marjorie Rafécas-Poeydomenge
Marie-France Castarède et Samuel Dock avaient frappé fort en 2015 avec leur Nouveau choc des générations, qui pointait du doigt le développement d’un narcissisme outrancier chez les générations plus jeunes, ainsi qu’un rapport au temps bouleversé par l’immédiateté des nouvelles technologies. Nos deux psychologues reviennent à la charge pour nous réveiller à nouveau de notre faux confort digitalisé. Cette fois-ci, leur titre s’inspire de l’œil sévère de Freud : Le nouveau malaise dans la civilisation. Mais à la différence du précédent ouvrage, le ton est différent, le fossé générationnel est plus cinglant, les visions de nos deux auteurs s’opposent davantage. En effet, le dialogue intergénérationnel entre Marie-France Castarède, professeure de psychologie née en 1940, et son ancien élève, Samuel Dock né en 1985, est plus rugueux et moins consensuel. L’héritage de la philosophie des lumières de Marie-France Castarède, empreint d’un certain optimisme et romantisme, s’affronte à la vision plus sceptique et nietzschéenne du monde de Samuel Dock.
L’homme arrivera-t-il à s’extirper de son narcissisme ? Rien n’est moins sûr. C’est la chose dont il est le plus difficile de se débarrasser et qui fait paradoxalement souffrir. Or notre société hypermoderne favorise cet état « d’auto-suffisance en permanence ».
« Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu’avec l’aide de celles-ci il leur est facile d’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, d’où une part de leur inquiétude actuelle », écrivait Freud dans Malaise dans la civilisation. Le pessimisme de Freud n’a malheureusement pas pris une ride. Sonnera-il le glas de notre société hypermoderne ?
Le passage de la société postmoderne à hypermoderne
Afin de comprendre les nouveaux maux de notre société, il est essentiel de saisir le concept d’hypermodernité, clé de voûte de ce livre. L’hypermodernité succède à la postmodernité, résultat d’un long émaillage débutant à la fin de la Renaissance. « On tient pour postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits ». Les métarécits concernaient le projet des lumières, celui de la science prodigieuse, de la Raison universelle. D’après Jean-Michel Blanquer, la révolution digitale est notre 4ème blessure narcissique, après Copernic, Darwin et Freud. Le premier à avoir utilisé ce terme d’hypermodernité est Gilles Lipovetsky, qui a mis en exergue le côté schizophrénique de notre société : « Les individus hypermodernes sont à la fois plus informés et plus déstructurés, plus adultes, et plus instables, moins idéologisés et plus tributaires des modes, plus ouverts et plus influençables, plus critiques et plus superficiels, plus sceptiques et moins profonds » (Les temps hypermodernes). Cette thématique est aujourd’hui également développée chez Claude Tapia et Elsa Godart.
Le narcissisme est porté à son paroxysme. « Qu’il s’agisse d’art, d’environnement, de science ou de spiritualité, tout est chosifié, fétichisé, comme si l’homme hypermoderne s’acharnait à chercher un objet de substitution à l’Autre dont la société a éliminé la place ».
Hypermodernité rime avec hypernarcissisme. Cet hypernarcissisme encourage malheureusement les personnalités toxiques. D’après Samuel Dock, le pervers ou le dépressif sont les deux faces lugubres de notre société. Jouir de tout, tout le temps, cette promesse du capitalisme favorise les comportements borderline au détriment des anciennes névroses.
Que reste-t-il de notre inquiétante étrangeté ?
Que reste-t-il de l’inquiétante étrangeté qui rendait l’autre mystérieux, quand il ne reste rien pour structurer nos désirs et limiter tous les fantasmes narcissiques ?
« Quelque chose ne va pas ou ne va plus. Que se passe-t-il dans ce monde qui nous ressemble plus ? Quelle est cette absurdité qui semble s’être emparée de la pensée ? ». La volonté de puissance a cédé à la toute puissance. Le refoulement et la transgression ont été remplacés par un hédonisme de survie.
Or comme le souligne Samuel Dock, « nous ne sommes pas des robots à réparer mais des toiles complexes où s’enchevêtrent les couleurs et les lignes de nos affects, de nos histoires parfois délitées, de nos rencontres (…), la civilisation qui s’abstiendra de considérer cette pluralité de l’écologie humaine aura définitivement oublié l’humanité qui l’avait engendrée ».
N’oublions pas que les autres sont des vecteurs potentiels de déception, mais aussi de joie. C’est juste que nous ne les contrôlons pas. La seule personne qu’il est possible d’essayer de maîtriser, c’est soi-même. Or les réseaux sociaux nous invitent sans cesse à déborder de nous-mêmes. Notre image virtuelle rôde partout. On aimerait toucher le sublime, sentir autre chose, quelque chose de plus important, de plus sacré. Mais le 3.0 toque toujours dans notre tête. Aucune hiérarchisation possible. Les tweets défilent tous azimuts. La spiritualité est pourtant essentielle pour développer la vie intérieure, cette citadelle qui nous protège des passions voraces.
Le sublime sauvera-t-il le monde de l’hypernarcissisme ?
L’expérience esthétique pourrait selon les auteurs nous sauver de cet excès de superficialité. Comme le précise Marie-France Castarède, l’expérience esthétique est la fin d’un conflit intérieur. Pour Kant, le rapport à la beauté est le seul domaine où le sujet humain trouve son harmonie interne. Dans un monde de plus en plus désenchanté et rationnel, l’art permet de toucher au mystère de l’existence. Le beau est toujours « l’éclat mystérieux du vrai ». Rechercher des sources de beauté donne l’impression d’une vérité intérieure et instille la certitude que la vie vaut la peine d’être vécue. Winnicott a contribué à éclairer le concept de sublimation : selon lui, l’illusion artistique est l’apanage de l’homme créatif par rapport à l’homme soumis. La superficialité n’a jamais fait bon ménage avec la beauté toujours profonde. « L’œuvre possède une fonction humanisante d’élévation ».
Le livre se termine sur cette note d’optimisme du rôle salvateur de l’art, mais aussi sur une pointe de scepticisme sur l’agitation ambiante qui fragilise nos « citadelles ». Marie-France Castarède nous met en garde : « Mon âme je la connais à peu près et j’ai été la chercher longtemps, loin derrière la fragilité des souvenirs et les deuils de l’enfance, la vôtre, je la sens encore inconstante et fragile comme Narcisse… qui se mirait dans le courant d’une onde pure ».
Un livre sincère, animé par un dialogue socratique sans tabou, à lire pour remettre en question nos inconstantes fragilités, notre fébrilité et renouer enfin avec nos belles profondeurs. Le pessimisme de Freud est un mal nécessaire.
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
Le nouveau malaise dans la civilisation, Editions PLON, février 2017, 384 p. 19,90 €
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