A propos de La Panthère et autres contes, Sergio Pitol, par Yasmina Mahdi
La Panthère et autres contes, Sergio Pitol, La Baconnière, février 2017, 220 pages, 20 € (25 CHF)
Le règne de la cruauté
Il pleut et comme un chacal tragique,
la nuit se cache dans les montagnes.
Que va-t-il surgir, dans l’ombre,
de la Terre ?
Dormirez-vous, tandis que dehors
tombe et souffre, cette eau inerte,
cette eau létale,
sœur de la Mort ?
Gabriela Mistral, D’amour et de désolation, Orphée/La Différence
La Panthère et autres contes des éditions suisses La Baconnière est un ouvrage préfacé par Enrique Vila-Matas, écrit par Sergio Pitol Demeneghi, né en 1933 à Puebla, au Mexique, auteur récompensé du Prix Cervantès en 2005, l’équivalent du Nobel espagnol. Chaque nouvelle, chronologique, est dédiée à un(e) ami(e), une personnalité du monde littéraire ou politique, dont le poète uruguayen Roberto Echavarren. De même, le texte Vers Varsovie est précédé d’un court poème de Gabriela Mistral, poétesse, féministe et pédagogue, couronnée du Nobel de littérature en 1945.
Dès les premières lignes, Sergio Pitol nous plonge dans une atmosphère de cruauté, en dépit des privilèges sociaux des personnages. La présence terrifiante du diable – le démon – hante la maison familiale, une hacienda peuplée d’animaux, au milieu d’un confinement, de la maladie, des substitutions zoomorphiques et de l’apprentissage d’un jeune homme, dont le père s’identifie de cette façon : je deviendrai le démon, je serai le Fouet, le Feu et le Châtiment. Il est aussi question d’atrocités commises contre des innocents, de révélation mystique, traduites magnifiquement par des phrases proustiennes.
Un Mexique crispé, constitué d’anciens empires aztèques, mayas, dominé par des vagues successives – l’invasion hispanique, l’évangélisation, l’exploitation des mines d’argent, les épidémies et les travaux forcés (décimant 80% des Amérindiens), la guerre américano-mexicaine, l’acquisition de l’indépendance, la Révolution de 1910, les dictatures issues de l’idéologie de l’OAS, la corruption « moderne », la drogue –, forment le sous-texte de Sergio Pitol Demeneghi. L’on retrouve dans le deuxième conte, daté de 1958, de façon précurseur, l’accent tragique des grands récits des peuples colonisés, de paysans dépossédés, à l’instar du roman de Vargas LLosa, La guerre de la fin du monde, en 1982 : le thème de la rébellion des damnés de la terre ; l’histoire d’un massacre. Ainsi : Les très saints cœurs de Jésus, chassés, s’étaient réfugiés dans des cachettes (…) Le monde commença à prendre une couleur cramoisie et la désolation, l’horreur et les cris stridents qui précédèrent sa nuit se firent toujours accompagner par les plus trépidantes tonalités du pourpre [avec] le sang versé et les sanglots des siens, le courroux que son acte aurait déchaîné, les cendres des murs rendus violents par la rancœur du Très-Haut…
La période de l’enfance est particulièrement prégnante, par exemple lors de la découverte du cinéma, découverte érogène devant la longue mèche de Veronica Lake résistant impassiblement à la mitraille nippone. Emblème des dieux africains de la brousse, la panthère noire – animal prémonitoire – hante les nuits du jeune garçon, au beau milieu de ce rêve barbare d’enfant. Et là, a lieu le miracle de l’anthropomorphisme conduisant au destin dévoilé : le mystère de l’écriture ? Plus tard, l’homme devenu mûr, nanti et blasé, abusant des alcools forts, en proie à l’ennui, voyage en Europe et en Asie. L’intérêt de cette expérience réside dans l’énumération de lieux célèbres, lieux consacrés de et par la culture occidentale, ici quasiment voués aux gémonies par ce voyageur latino-américain, ancien révolutionnaire déçu par des balivernes, au jugement le plus impitoyable. S’agit-il de la conscience à vif de quelqu’un traité de déloyal, de populiste-arriviste-opportuniste, reniant ses principes et ses idéaux de jeunesse afin d’accéder au pouvoir et d’en user impunément ?
La virulence du propos de Sergio Pitol est salutaire et balaye d’un trait les fortune, emplois, femmes, le mimétisme servile, les salaires juteux, la politique d’investissement pour en conclure sagement : Comme un homme est peu de chose ! Rien, tout compte fait. L’on pense aux portraits acides de Diane Arbus, à ses photographies de la société aristocratique américaine, au vieillissement des chairs fardées, au luxe outré que S. Pitol a incarné dans les bouches de ces êtres – spécifiquement des femmes –, de ce milieu à la fois décadent et conventionnel.
Puis arrivent des récits de disparition, d’exil, de voyages en train, entrecoupés de nouveau de torpeur alcoolique. Et encore cette lancinante question : A quoi bon garder des salons, des terrasses, des jardins ? Et le tout suivi d’une marche du monde folle, absurde, de voyages d’affaires rendus cauchemardesques. Les nouvelles se suivent en une déambulation heurtée, dont le but final devient de plus en plus brouillé pour se transformer en une cartographie de l’intime. Il y a une insoutenable pesanteur, parfois un peu d’acidité, comme dans ce passage, où la lumière du ciel arrachait à l’oubli le spectre d’un grand lit nuptial. L’auteur passe de l’imparfait au futur, résonne au présent, revient au passé composé. Il maîtrise toute la fiction et enserre ses personnages maladifs et incomplets, comme si la vie, malgré tout, n’était qu’un éternel recommencement ; en dépit d’un délabrement total.
L’intérêt réside aussi dans le fait que les textes sont pensés au masculin, à travers l’homme de lettres enclin aux humeurs maladives, cloîtré, aux prises avec une quasi-folie, observant la vitalité vulgaire, presque obscène de l’homme « bien-portant ». Tour à tour se succèdent des moments de prostration, d’irritation, de dégoût, des intentions suicidaires avec une critique sur le luxe – qui est un faux, un trompe-l’œil sur la mort – et l’attrait morbide pour les pensions les plus immondes, les chambres à louer à l’aspect et à la puanteur inénarrables, fascination de l’écrivain qui se bat contre la substance épaisse de la vie elle-même. Et c’est toujours un homme incertain qui arpente les villes, ressuscite le passé pour peut-être, le neutraliser, un homme à la fois stagnant et en marche… De l’énonciation du moi, du « je », S. Pitol passe au « il », comme s’il se désolidarisait d’un autre lui-même. Cette distanciation lui permet sans doute d’aborder la création littéraire, sa morale. Dans les années 1970, en dépit de l’effervescence de la jeunesse, la bourgeoisie continue de poser ses jalons et de sauver ses privilèges, et à boire par inertie et, par inertie aussi, à se lancer dans une discussion banale. [Notons une plus grande indulgence à l’égard du peuple.] L’on pense également à l’errance désabusée de Marcello Rubini dans La Dolce Vita (1960) de Fellini et à l’engagement militant (sans risque) du riche couple allemand à l’égard des ouvriers dans Maman Küsters s’en va au ciel (1975) de Fassbinder.
Ce recueil La Panthère parle de mémoire, de mémoire rétrospective, une enquête sur les mécanismes de la mémoire, ce qui permet à l’écrivain d’être témoin tout en se sachant en même temps complice. Et voici ce qu’il reste de ces bribes de conversations, de fragments du réel mêlés à des rêves : un paysage perdu dans un petit matin perdu, à côté d’amis hélas à jamais perdus (…) une tasse de café avec une professeur allemande (…) ébloui par un excellent Kirchner pendu au mur (…) je jouirai en voyant ton corps flagellé saigner. C’est une littérature qui met en scène des protagonistes proches ou entr’aperçus afin de les mettre à vif, et à l’occasion, les fustiger. Durant la Seconde Guerre mondiale, la séparation constitue la base de la société et du microcosme familial, avec d’un côté les possédants de la raffinerie de sucre et de l’autre côté du mur (…) les gens d’une autre couleur, d’un autre lignage. Puis Sergio Pitol nous offre la description de ses pérégrinations d’un Orient des Mille et Une nuits, fuyant les divagations d’une femme très riche qui avait peint, exposé. La trame bifurque vers des endroits improbables où les corps subissent des sévices étranges, la rencontre extraordinaire d’un cortège nuptial.
Nous conclurons cette courte analyse en citant encore une fois le grand auteur : Quelque part en nous (…) tout est toujours ici et maintenant (…) écrire, c’est se faire passer pour un autre.
Yasmina Mahdi
- Vu: 3019