A propos de La main de Tristan d'Olivier Steiner, Par Hans Limon
La main de Tristan, Olivier Steiner, Éditions des Busclats, 2016, 168 pages, 14 €
La beauté du geste
L’un de mes frères s’appelait Olivier. Il est mort, il y a tout juste quatre ans. Son corps jadis épileptique repose à l’ombre, décomposé, au creux de l’urne sourde où viennent aujourd’hui se mêler cendres et larmes, jeunesse et douleurs chaudes, galères et orgies, planques, démerdes, sales coups, aubaines, cette urne remplie de souvenirs kaléistroboscopiques, de lambeaux de chair élimée, de morceaux de corps encore brûlants de présence que les sombres vivants raccommodent au chevet des lumineux disparus. Je n’ai pas connu mon frère. J’ai lu Olivier Steiner. J’ai suivi le tracé de sa tristanesque main sur le canevas d’une passion démesurée. Par une succession d’abîmes déroulés depuis l’église jusqu’au cimetière, depuis l’amant jusqu’au Père-Lachaise, depuis le compagnon littéraire jusqu’à l’idole crépusculaire, figure wagnérienne par excellence, Olivier, car c’est ainsi qu’il s’est baptisé, à la si ténue lisière de la pudeur qui dévoile sans démembrer, Olivier, par le stratagème si naturel de l’autofiction d’apprentissage, Olivier, jeune écrivain en plein essor, décrypteur des liens Facebook d’où partent, on ne sait où, peut-être au milieu des champs de coton solitaires, les sentiers courbes des destinées fatales.
Olivier, l’homme de pierre et d’encre et de sang, fabuleux débrouillard embrumé d’océan Pacifique et de martiale Tétralogie, Olivier, par la beauté du geste, par l’éclat du prisme de l’opéra, par ce je-ne-sais-quoi koltésien auréolant certains paragraphes d’où le drame ne s’étire que pour laisser place nette à l’ironie déconcertante, Olivier a fait naître en moi cette mémoire de l’inconnu que je porte à présent, au plus profond de mes émois, comme un dépôt sacré, comme la flamme d’un soldat inconnu qu’il me faudrait sans cesse raviver de mes larmes, jusqu’à faire déborder l’urne et frémir mes entrailles. Cette mémoire autre et plus ancienne que soi… En peignant Chéreau l’homme-théâtre, Olivier Steiner a dessiné les contours de ces grands absents qui n’en finissent jamais d’obséder nos regrets.
Tout commence par une ordinaire et froide procession funèbre, mais d’où la main de Tristan, celle des sms timorés, des frôlements de jeune vierge, cette main qui agrandit et fait briller, épure et embellit jusqu’au délire halluciné, réussit à extraire une véritable fresque, une longue et filandreuse didascalie, mobile, éplorée, dramatique : la mort blême renvoie aux taches souillant la robe de la Reine Margot, le vague sentiment d’apocalypse ambiante ébauche l’effarement d’une existence qui survit à la perte, boiteuse, comme Jacob après sa nuit de lutte. Mais qui est l’Ange ? Le présent de narration fige sans jamais les ternir les sublimes élans des amours inachevées, suspend les éclairs de nos vies pour en sonder toute l’âpreté. Chéreau fait grandir Olivier, malgré la déception des corps froids, malgré la jalousie masquée, le grandit, l’amène à maturité, et ces deux mois qui les séparent de la création du Tristan de Wagner sont comme un abrégé, un condensé, un abécédaire des liaisons terrestres où chacun de ces deux moi vient puiser, de temps en temps, de quoi nourrir son idéal, son hystérie, sa vie surdimensionnée, l’un, grand aristocrate des arts, l’autre, provincial modeste, natif de Tarbes. La réminiscence des éternels vingt-deux ans, la confusion des épidermes à Trouville, la touchante maladresse des amants pris dans la cuisson légère de l’idylle exaltée, l’irréductible fracture séparant l’idéal du réel, écho des récriminations d’Antigone absolue – « plutôt mourir que de retrouver la vie d’avant lui » – Paris, Milan, Séville, la tentative de suicide, Maison Blanche et ses couloirs grisâtres, son humanité marginale et boiteuse, elle aussi, Antonin, Farida, Monsieur Alvès, l’angoisse de la solitude, le sexe, remède éphémère, les missives d’Annie Ernaux, le manuscrit de Bohème, comme un pavé dans la mare, l’étrange virée à Bayreuth, où la blancheur de Parsifal côtoie la moustache épaisse d’Adolf, et cette confession de Chéreau, le créateur quadricéphale en perpétuel mouvement qui, entre Lyon et Paris, déroule avec nostalgie le fil de son enfance, évoque son parcours, ses rencontres, son homosexualité ; tout conspire au maelström des sentiments, tout concourt à l’édification d’un cénotaphe de sensibilité, qui donne à voir sans jamais sombrer dans le voyeurisme, qui donne à lire à travers ce langage métaphorique et cru des embrasements longuement subi(t)s. Un cénotaphe, car le Chéreau de chair n’y est que frôlé, présent dans son absence pour mieux pénétrer le lecteur, car l’art d’Olivier Steiner n’est pas d’exhiber, mais de tendre la main. Et d’embrasser quiconque l’attrape.
Et sur mes tempes coulent encore les larmes de sang d’Isolde mourante.
Hans Limon
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